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la science pure, un coin de terre bénie, où n’arrive pas le bruit de luttes stériles, et qui poursuivent, dans le silence et la paix, l’étude des grandes questions qu’ils ont entrepris de résoudre ! Plus tard, quand le temps aura remis tout à son point, il se trouvera que ces gens qui ne paraissaient occupés que de curiosités vaines, qu’on appelait des rêveurs et des inutiles, seront ceux en somme qui auront le mieux fait les affaires de l’humanité. » Belles et graves paroles, qui expriment fortement la conception de la vie de M. Boissier. Dédaigneux des agitations oiseuses et des intrigues mesquines, il s’est maintenu éloigné de la politique ; il n’a voulu être qu’un professeur, un érudit et un lettré, et n’a jamais pensé que ce fût là s’amoindrir.

Il ne s’est pas trompé. Cette façon de comprendre l’existence, qui paraît bien lui avoir donné tout le bonheur auquel il pouvait aspirer, assure à son souvenir une estime durable. Il a servi à sa manière les intérêts intellectuels de son pays : son œuvre n’est-elle pas la meilleure expression de l’esprit français se retrouvant dans l’antiquité latine, et en traçant l’image la plus vraie et la plus vivante ? Son nom représentera une date dans l’histoire de la culture littéraire en France, le moment précis où le vieil humanisme classique, mis en présence de l’érudition allemande, en a pris tout ce qu’il pouvait s’assimiler sans perdre ses dons natifs. Avec lui, enfin, meurt quelque chose de notre patrimoine, quelque chose qu’il sied de saluer avec beaucoup de respect et un peu de mélancolie, parce que sans doute on ne la reverra plus : il y aura, il y a déjà des savans plus érudits et des lettrés plus originaux ; mais se trouvera-t-il beaucoup d’hommes chez qui les qualités littéraires et scientifiques s’unissent en un équilibre si harmonieux, si conforme aux traditions de notre race ?


RENE PICHON.