Page:Revue des Deux Mondes - 1908 - tome 46.djvu/451

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

science certaine, que l’apparition de Jean-Jacques dans notre littérature en a dérangé et troublé le cours. Et il est sûr que chez nous personne n’a égalé Jean Racine. Au surplus, sa manière d’étudier les livres n’a pas changé. C’est de Sainte-Beuve qu’il se recommandait dans les quelques lignes de préface mises en tête des Contemporains ; il est resté fidèle au maître vers lequel l’avaient conduit certaines affinités d’esprit et c’est encore à lui qu’on peut le rattacher. Sa méthode est celle de la critique biographique et psychologique : celle qui mêle à l’analyse de l’œuvre l’étude de l’homme.

Elle ne va pas sans inconvéniens. On risque de donner une trop large part à l’élément individuel, et d’assigner à de grands mouvemens de trop petites causes. M. Jules Lemaître n’avait pas toujours évité ce défaut dans son livre sur J.-J. Rousseau. Nous y voyions à merveille Rousseau malade, envieux et fou ; nous n’y voyions pas assez que la société elle-même était malade, et que l’époque était folle, et qu’une aberration générale emporte ceux que Jupiter veut perdre. L’œuvre et l’influence de Rousseau débordent de toutes parts les singularités de complexion de l’individu Rousseau. Cette fois, M. Jules Lemaître n’a pas cédé à la tentation de retrouver dans les détails de la biographie l’origine de chaque ouvrage et de chaque partie d’ouvrage. Il a été mis en garde contre cet excès par la nature même de son sujet, puisque, de toute évidence, le rapport est moins direct chez Racine entre la vie de l’écrivain et son œuvre. Il s’est donc borné à montrer que l’œuvre, si impersonnelle qu’elle puisse être, n’est pas indépendante de l’homme et qu’on découvre entre elle et la vie de l’écrivain une secrète harmonie. Dans cette mesure, et appliqué avec cette réserve, le procédé est au-dessus de toute discussion. Il ne reste qu’à goûter l’infinie souplesse avec laquelle l’auteur passe de la biographie à l’étude critique, de l’exposé des faits à celui des idées.

Trouverait-on quelqu’un aujourd’hui pour prétendre que Racine est un sujet ressassé ? J’espère bien que non. Au dire de M. Jules Lemaître, Racine est de ceux qu’on « découvre » toujours davantage. La preuve en est qu’il nous a tracé de l’homme un portrait vraiment nouveau. on n’avait pas encore conté en ces termes le drame de « cette vie si émouvante ! » Comment est-il arrivé à renouveler cette étude ? Très simplement, en prenant le contre-pied d’une opinion longtemps accréditée et radicalement fausse sur les mœurs au XVIIe siècle. On nous avait donné à croire que le double absolutisme de la royauté et de l’Église avait passé le niveau sur les caractères : l’étiquette de cour, les convenances de salon avaient atténué les