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dont nous n’avons pas ici à nous occuper. Mais le moraliste, mais l’artiste se réjouit à discerner dans le monde d’autrefois ces élémens de différence et ces garanties d’originalité.

Cette manière d’apercevoir notre ancienne société et cette attention prêtée aux choses de la psychologie, voilà d’où est venue à M. Jules Lemaître l’intelligence de la vie de Racine et ce qui lui en a révélé la beauté. Car elle peut paraître, cette vie, aisée, facile, heureuse et paisible entre toutes. Racine est élevé par des religieux ; émancipé de leur tutelle, bien accueilli dans les milieux littéraires, présenté à la Cour, il réussit au théâtre dès ses débuts ; merveilleusement doué, il a, parmi beaucoup de dons, celui de plaire ; il est aimé du Roi ; auteur avisé et prudent, il sait prendre sa retraite avant d’avoir reçu son congé, et il finit bourgeoisement, en fonctionnaire ponctuel, bon époux et bon père de famille... Voilà bien l’apparence, mais ceux qui s’y sont tenus se sont lourdement trompés. Sous cette surface unie court le drame intérieur et s’en déroulent les péripéties. Ce qui fait le nœud de ce drame, c’est que Port-Royal, de bonne heure et une fois pour toutes, s’est emparé de Racine. Celui-ci pourra bien, pour un temps, se dégager de l’étreinte, et croire qu’il s’est échappé : il ne s’affranchira pas. Finalement l’esprit de ses premiers maîtres le reprendra et sera le plus fort. « Sans le savoir, Port-Royal poussait l’écolier vers la littérature et la poésie, et vers le théâtre qui en était alors la forme la plus éclatante. Port-Royal poussait Jean Racine à la damnation jusqu’à l’heure où il devait le ressaisir pour le salut ; et il en résultera une vie des plus tourmentées, des plus passionnées, des plus humaines par ses contradictions intérieures. Sa vie même fut certainement, aux yeux de Dieu, la plus belle de ses tragédies. » Avoir tiré entièrement parti de cette idée, que Port-Royal enserre de toutes parts la vie comme l’œuvre de Racine, avoir fait saillira nos yeux la lutte entre l’esprit du siècle et l’esprit du cloître, entre la nature et la grâce, avoir pris les alternatives de cette lutte pour les momens mêmes de la biographie qu’il esquissait, tel est ici le mérite, essentiel et original du peintre.

Ce que Racine doit à l’éducation qu’il a reçue à Port-Royal et combien cette éducation a été décisive pour former son génie, on ne risquera jamais, en le disant, de l’exagérer. Il doit à ses éducateurs d’être au XVIIe siècle celui de tous nos grands écrivains qui a reçu la plus profonde empreinte chrétienne ; et il leur doit pareillement d’être celui qui a reçu la plus forte culture grecque ; or la merveille, c’est la façon dont se sont conciliées chez lui les deux cultures. Il