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et bien léger ; il faut absolument que nous apprenions à supporter l’amertume des remèdes et à payer le prix du salut. Je moralise. C’est que l’expérience m’a de plus en plus appris qu’en définitive le succès dépend de l’état moral des hommes, de leur degré de bon sens et de vertu.

Je crois comme vous qu’un récit vrai et complet de ce qui s’est passé aux Tuileries, les 23 et 24 février, serait très utile pour remettre à flot la monarchie, spécialement celle de Février ; mais pensez-y bien ; croyez-vous que ce récit soit possible et qu’il n’eût pas au moins autant d’inconvéniens que d’avantages ? Pensez aux aveux qu’il faudrait faire et aux accusations qu’il faudrait porter. Le récit ne serait efficace qu’autant qu’il serait vrai, vraiment vrai. Pensez aux trois complots qui ont coexisté et concouru dans ces jours-là ; le complot pour le renversement du Cabinet ; le complot pour l’abdication du Roi et l’établissement de la Régence, le complot pour la République.

Pensez au pêle-mêle prémédité ou accepté de ces trois complots, mettez-y les noms propres, tous les noms propres, grands et petits, de Cour et de Chambre. Placez le Roi au milieu de tout cela, au milieu des troubles éperdus de l’intérieur et des troubles furibonds de la Cour des Tuileries ; tantôt dans son fauteuil, assailli d’instances, de rumeurs, de prédictions, de suggestions ; tantôt sur son cheval entrant dans les rangs des gardes nationaux, essayant de leur parler, assourdi par leurs cris, pressé par leurs baïonnettes croisées et poussées sur la poitrine et sur les flancs de son cheval. « La réforme, la réforme ! — Vous l’aurez, vous l’avez. — La réforme, la réforme ! » comme s’il n’avait rien dit, toujours aussi aveugles et aussi furibonds. C’est là le tableau bien effacé. Croyez-vous qu’à le montrer, vous ne susciterez pas plus de colères, de rancunes, de complications, d’embarras que vous ne dissiperez de préventions et d’erreurs ? Et si vous ne le montrez pas tel qu’il a été, à quoi servira-t-il ?

Je voudrais bien causer deux heures de tout cela avec vous ; nous mesurerions ensemble ce qui se peut et ce qui ne se peut pas, ce qui nuirait et ce qui servirait. Je ne sais si c’est tout à fait impossible, mais soyez sûr que la difficulté est énorme. Et le danger aussi. Qui peut prévoir d’où viendraient et jusqu’où iraient les dénégations et les récriminations, de tous les spectacles le plus fâcheux et le plus affaiblissant dans un grand revers ?