Page:Revue des Deux Mondes - 1908 - tome 46.djvu/574

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sur les blés, le peuple anglais renonçait à cultiver sa terre. En une génération, la verdure, les moissons, les cottages ont presque disparu de certains comtés. Pendant des dix et vingt lieues de suite, sur un sol charbonneux, excavé, bouleversé, semé de briques et de ferrailles, sous un couvercle de fumée, c’est la tristesse et la laideur des mornes bâtisses rectangulaires, le hérissement des cheminées d’usines, les lignes infinies de petits logis noirs dont la continuité monotone s’évanouit au loin dans une vapeur de plomb. De Birmingham à Liverpool, quand on voyage par l’express de nuit, pendant plusieurs heures on croit traverser un cercle de l’enfer : de tous côtés par groupes énormes et symétriques, des flammes de hauts fourneaux rougeoient et s’agrandissent spectralement dans le brouillard. Impressions analogues quand, de la mer, on remonte la Clyde, la Mersey, l’Humber, la Tamise. Voilà le grand paysage industriel où règne seule l’œuvre énorme et sombre dont l’homme s’est accablé, un monde de silhouettes monstrueuses et rigides, demi-fondues dans l’espace terne, — docks, magasins, cloches à gaz, carcasses de fer des bateaux sur leurs chantiers, tuyaux fumans, grues géantes suspendues dans un geste étrange, rien ne subsistant de la nature que de la brume, de la vase, un soleil malade et sans rayons, dont le reflet, couleur de sang ou de cuivre, traîne sur une eau d’égout.

Dans une si rapide métamorphose d’un peuple, dans un si brusque changement de ses conditions de vie, les équilibres sont rompus, et l’on peut douter si des confusions présentes sortiront de nouveaux équilibres. Tout est fièvre, d’abord, langueur, sourde anxiété : rien d’étonnant si tant d’âmes pensantes, qui n’ont pas eu le temps de s’adapter aux nouvelles conditions de vie, regrettent de toute la force des instincts héréditaires le vieux monde qui fut celui de tous les ancêtres, les harmonies séculaires et tranquilles qu’elles ont aimées dans l’enfance et qu’elles ont vues si rapidement disparaître pour toujours. De cette nostalgie l’Angleterre souffre encore. Le vieux village, — toits de chaume et fenêtres fleuries, — le calme clocher qui veille sur le jardin du cimetière, ses notes lentes qui tombent une à une, en gouttes engourdies, sur le silence de la campagne, le petit peuple assemblé, famille pacifique, pour le service anglican, le clergyman et le squire que l’on salue, le rude fermier rougeaud qui monte à cheval, boit de l’aie et fume sa « pipe de