Page:Revue des Deux Mondes - 1908 - tome 46.djvu/584

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’idéal que l’individu, tout appliqué à ses fins égoïstes, ou bien opprimé par ses nécessités immédiates, ne tente guère de réaliser par lui-même, mais que la communauté organisée pour l’action commune, l’État, se charge de plus en plus de poursuivre pour tous. En Angleterre cet idéal est nettement aujourd’hui celui qu’a défini Ruskin, et dont la formule, devenue courante, reparaît tous les jours dans les discours publics et les journaux : augmenter la richesse essentielle de la nation, c’est-à-dire sa quantité de vie, faire la créature saine, belle et joyeuse, constituer les âmes par les disciplines morales, sociales et professionnelles, les dresser au travail, à l’effort cordial et complet, chacune à sa place dans le groupe et bien adaptée à sa fonction, calme et stable, forte de tout ce qui assemble, encadre et soutient. Diminuer partout le déchet humain, le poids mort de la société, régénérer et discipliner la basse plèbe aboulique et anarchique de la grande ville, mener la guerre contre le vice et la misère, contre toutes les influences qui font les déprimés, les irritables. les solitaires, les révoltés, voilà, suivant une conception actuellement courante en Angleterre, l’objet final de toute activité politique, le bien général reconnu par tous les partis, par toutes les Églises, qui, de plus en plus, travaillent ensemble à ces fins civiques et pratiques, leur subordonnant la théologie de leurs anciennes dissidences[1]. Sur le progrès accompli dans cette direction la littérature nous renseigne. Comparez les personnages de Dickens et de Kipling. Rappelez-vous les manies, les tics, les sensibilités excessives et douloureuses, l’ardeur de rêve, les hypocondries et les souffrances, la misère et souvent la solitude de ceux-là, — puis voyez la vitalité joyeuse et magnifique de ceux-ci, leur vigueur, leur optimisme, leur calme intellectuel et nerveux, leur humeur sociable, leur aptitude à vivre et agir en commun, à commander ou obéir, à se soumettre aux consignes et coutumes de leur caste ou de leur métier, à se réduire exactement, à force d’adaptation juste, aux types de castes ou de métiers, à être un gentleman pareil à tous les autres gentlemen, un officier où civil servant de l’Inde pareil à tous les autres

  1. Au mois de juin dernier avait lieu à Londres un congrès pananglican auquel la plupart des églises dissidentes adressèrent des messages de félicitations. On y discuta surtout des questions de morale sociale, criminalité, alcoolisme, baisse du taux de natalité, paupérisme, etc. Le premier ministre du Cabinet radical actuel assista et parla à un banquet d’évêques députés à ce congrès.