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débarqué aux Etats-Unis pour y mener une vaste enquête sur le peuple américain, et « plus questionneur mille fois que le voyageur inquisitif dont parle Sterne[1]. » Là se rencontraient aussi trois hommes dont, sous le Consulat, il fera ses collaborateurs au ministère des Affaires étrangères : Th. de Cazenove, La Forest que nous connaissons déjà, et, avec eux, Blanc d’Hauterive, le consul de France à New-York, récemment destitué par le Comité de Salut public, et qui, pour ne pas mourir de faim, s’était fait jardinier. Au mois de juin, Talleyrand reprit son bâton de voyage ; il se rendit à New-York, déjà l’une des villes les plus prospères des Etats-Unis, et, malgré une épidémie de fièvre jaune, y resta jusqu’à la fin de l’été.

De toutes ces allées et venues, Talleyrand rapporta mieux que des impressions, des anecdotes ou des affaires ; il rapporta une ample moisson d’observations, qu’il a enregistrées au jour le jour dans ses lettres à Mme de Staël, à lord Lansdowne et à Mme de Genlis, et qu’il a condensées, sous le Directoire, dans deux admirables Mémoires pour l’Institut[2]. Jamais plus qu’en cette occasion, il n’est apparu sociologue hors pair et écrivain de valeur. C’était l’époque où Volney recueillait des notes pour son instructif Tableau du climat et du sol des Etats-Unis, où le duc de Liancourt préparait sur l’Amérique ses huit volumes méticuleux et lourds. Aussi documenté que l’un et l’autre, aussi exact, aussi précis, il les domine par l’ampleur de ses vues comme par l’éclat de ses peintures ; il est plus penseur et plus artiste. Voulez-vous apprécier sa manière ? Lisez cette page où il explique comment le caractère national des Américains, peuple nouvellement constitué et formé d’élémens divers, n’est pas encore décidé :


Que l’on considère ces cités populeuses d’Anglais, d’Allemands, de Hollandais, d’Irlandais, et aussi d’habitans indigènes ; ces bourgades lointaines, si distantes les unes des autres ; ces vastes contrées incultes, traversées

  1. Talleyrand à Mme de Genlis, Cette lettre fut sans aucun doute écrite pendant l’hiver ou au printemps de 1796. Talleyrand la date, en effet, de Philadelphie ; il y parle du duc de Liancourt, arrivé en Amérique seulement à la fin de 1794, et de son séjour à New-York qui eut lieu pendant l’été de 1795. (Mémoires de Mme de Genlis, t. V, p. 56.)
  2. Essai sur les avantages à retirer des colonies nouvelles dans les circonstances présentes, lu à la séance publique de l’Institut national, le 26 messidor an V ; et surtout Mémoire sur les relations commerciales des Etats-Unis avec l’Angleterre, lu le 15 germinal an V.