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plutôt qu’habitées par des hommes qui ne sont d’aucun pays : quel lien commun concevoir au milieu de toutes ces disparités ? C’est un spectacle neuf pour le voyageur qui, partant d’une ville principale où l’état social est perfectionné, traverse successivement tous les degrés de civilisation et d’industrie qui vont toujours en s’affaiblissant, jusqu’à ce qu’il arrive en très peu de jours à la cabane informe et grossière construite de troncs d’arbres nouvellement abattus. Un tel voyage est une sorte d’analyse pratique et vivante de l’origine des peuples et des états : on part de l’ensemble le plus composé pour arriver aux élémens les plus simples ; à chaque journée, ou perd de vue quelques-unes de ces inventions que nos besoins, en se multipliant, ont rendues nécessaires ; il semble qu’on voyage en arrière dans l’histoire des progrès de l’esprit humain. Si un tel spectacle attache fortement l’imagination, si l’on se plaît à retrouver dans la succession de l’espace ce qui semble n’appartenir qu’à la succession des temps, il faut se résoudre à ne voir que très peu de liens sociaux, nul caractère commun parmi des hommes qui semblent si peu appartenir à la même association.


Pour développer sa pensée, Talleyrand trace ces deux portraits du bûcheron et du pécheur américains, dont le mérite littéraire avait déjà frappé Sainte-Beuve :


Dans plusieurs cantons, la mer et les bois en ont fait des pêcheurs et des bûcherons ; or, de tels hommes n’ont point, à proprement parler, de patrie, et leur morale sociale se réduit à bien peu de chose. On a dit depuis longtemps que l’homme est disciple de ce qui l’entoure, et cela est vrai : celui qui n’a autour de lui que des déserts, ne peut donc recevoir des leçons que de ce qu’il fait pour vivre. L’idée du besoin que les hommes ont les uns des autres n’existe pas en lui ; et c’est uniquement en décomposant le métier qu’il exerce qu’on trouve le principe de ses affections et de toute sa moralité.

Le bûcheron américain ne s’intéresse à rien ; toute idée sensible est loin de lui. Ces branches si élégamment jetées par la nature, un beau feuillage, une couleur vive qui anime une partie de bois, un vert plus fort qui en assombrit une autre, tout cela n’est rien ; il n’a de souvenir à placer nulle part : c’est la quantité de coups qu’il faut qu’il donne pour abattre un arbre qui est son unique idée. Il n’a point planté ; il n’en sait point les plaisirs. L’arbre qu’il planterait n’est bon à rien pour lui, car jamais il ne le verra assez fort pour qu’il puisse l’abattre ; c’est détruire qui le fait vivre ; on détruit partout : aussi tout lieu lui est bon ; il ne tient pas au champ où il a placé son travail, parce que son travail n’est que de la fatigue et qu’aucune idée douce n’y est jointe. Ce qui sort de ses mains ne passe point par toutes les croissances si attachantes pour le cultivateur ; il ne sait pas la destinée de ses productions ; il ne connaît pas le plaisir des nouveaux essais ; et si en s’en allant il n’oublie pas sa hache, il ne laisse pas de regrets là où il a vécu des années.

Le pêcheur américain reçoit de sa profession une âme à peu près aussi insouciante. Ses affections, son intérêt, sa vie, sont à côté de la société à laquelle on croit qu’il appartient. Ce serait un préjugé de penser qu’il en