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1853


Val-Richer, 14 novembre 1853.

Quoique j’espère vous retrouver bientôt à Paris où je retourne cette semaine, je ne veux pas, mon cher monsieur, quitter mes champs sans vous donner signe de vie ; je suis en arrière avec vous ; j’ai un peu plus couru cet été que de coutume, dans mes environs seulement, pour chercher, pour l’aîné de mes deux ménages, une petite terre que je n’ai pas encore trouvée, mais que je me promets bien de trouver. Deux courses à Paris ; quinze jours chez le duc de Broglie ; cela fait bien du temps. J’ai pourtant beaucoup travaillé ; on imprime le second volume de mon Histoire de la République d’Angleterre et de Cromwell ; je publierai tout l’ouvrage au mois de janvier ; je serai fâché qu’il soit fini ; je ne suis pas de ceux qui désespèrent du présent, mais il ne me plaît pas assez pour que je consente à y vivre moralement ; on me dit de tous côtés que les affaires se brouillent, que la guerre va éclater au dehors en même temps que la disette au dedans : c’est possible, quoique je n’y croie pas beaucoup. Si la guerre éclate, il aura fallu, de la part des hommes, des chefs-d’œuvre de maladresse et de faiblesse pour l’amener, car personne n’en veut. Mais pour l’éviter, il aurait fallu un peu de prévoyance et de résolution, et personne n’en a guère. Quant au dedans, je le crois au fond en mauvais état ; le mal qui a éclaté en 1848 fait son chemin sous terre ; la force qui le comprime ne suffit pas à le guérir ; nous n’avons pas fait, nous, assez d’usage de la force et on ne sait plus faire usage que de cela. Je n’ai rien vu de plus curieux sous ce rapport que la philosophie de M. Troplong dans le Moniteur sur le principe d’autorité : il a pris, du commencement à la fin, la force pour l’autorité.

Voici ma disposition au vrai ; toujours optimiste en général ; pessimiste aujourd’hui. J’ai lu votre dernier article avec le même intérêt que les premiers ; j’en attends d’autres ; ils sont et seront tous excellens ; c’est un travail qui vous fait grand honneur ; je suis curieux de ce que vous direz de la Belgique ; phénomène bien rare : à part sa prospérité matérielle, le seul pays catholique jusqu’ici qui ait su accepter et pratiquer les principes de la société moderne, sans cesser d’être chrétien et catholique.