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à bouillonner ; elle allait tout entier l’envahir, quand il se rappela les paroles d’Auguste Raimbault… Il y avait donc une femme qui l’avait distingué, et que Raimbault jugeait digne de lui, Le Hagre, et capable de le fixer ?… Il se mit aussitôt à marcher, fiévreusement ; il descendit l’avenue Matignon, gagna les Champs-Elysées.

Une lune d’hiver, à peine voilée de brume, se pâmait au ciel ; sa gloire indolente, ainsi qu’une molle écharpe, tombait, flottait le long de la royale voie ; les arbres de l’avenue, de leurs bras tors et dépouillés, faisaient le geste d’applaudir aux fiançailles de la Nuit et de l’Étoile énamourée. Sans prendre garde à cette féerie, Le Hagre allait, foulait le sol d’un pas nerveux. — « Raimbault ne se fût point hasardé à me parler comme il l’a fait, se disait-il, sans un motif sérieux. Il n’est pas homme à me servir une plaisanterie vulgaire. Il a donc un projet en vue, il faut qu’il en ait un. Il a voulu me tâter. De vrai, il m’oblige beaucoup. Est-ce que je tiens à me commettre encore avec des coquines ? Est-ce que seulement elles m’intéressent encore ? Ah ! mon Dieu, non. » Il prononça, à haute voix : « J’en ai soupé, soupé, soupé. » Ayant dit, il éprouva comme un soulagement de tout son passé de misère, de toute la détresse intime où, tous les jours un peu plus, son âme enfonçait. Et, tandis qu’il marchait toujours, son esprit, insensiblement, se faisait serein. Quelque chose comme une aurore se levait en lui. Quand il eut atteint le rond-point de l’Etoile, il fit demi-tour et commença de descendre les Champs-Elysées.

Il s’arrêta soudain, interdit. La lune donnait aux hommes, qui le dédaignaient, un spectacle miraculeux. Elle avait écarté ses voiles, et décidé, semblait-il, de livrer au monde le secret de son rêve fou. Une ivresse émanait d’elle, se communiquait aux choses, emplissait l’espace. Les arbres, des deux côtés de l’avenue, sous le baiser de la magicienne, se tordaient ainsi que des géans gris. Il se faisait, du ciel à la terre, un pacte confus, un mariage fabuleux ; et c’était, semé sur la voie déserte, comme un grand amour qui traînait. Un vertige saisit Le Hagre, qui s’était remis à marcher. A mesure qu’il avançait, l’astre s’étirait doucement, se muait en un corps de femme adolescent et vaporeux. La vision se rapprochait, la vierge lointaine se portait, par un mouvement continu, à la rencontre du jeune homme. Celui-ci eut un cri involontaire : sur les traits de la jeune fée,