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Page:Revue des Deux Mondes - 1908 - tome 46.djvu/808

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subsister ? Vous vous plaignez, et vous êtes assurément à plaindre, à secourir ; mais, juridiquement, à qui la faute ? à qui vous en prendrez-vous si le monde n’est pas parfait, si la nature n’est pas la bonne mère dont on nous parle, si enfin la société ne peut, à elle seule, du jour au lendemain, réparer toutes les injustices de la nature, ni toutes ses propres injustices ?

Il est évident que, dans la pratique, un aussi inextricable problème que celui du travail exige des concessions, des compromis, une entente commune, de la bonne volonté de la part de tous, et non l’âpre revendication d’un prétendu droit individuel, qui se manifeste en pleine société, envers la société, par la société, tant il est peu individuel !

Le droit au travail ne garantit pas l’existence et la vie normale pour les incapables et les dégénérés ; il faudra donc toujours, pour ces derniers, invoquer un autre droit ou en revenir à l’assistance. De plus, où commence la classe des incapables et où finit la classe des capables paresseux ? Passons aux valides ; le droit au travail pur et simple ne suffira pas, si le travail ne trouve point une rémunération suffisante. Mais suffisante à quoi ? Est-ce seulement à vivre tant bien que mal ? Est-ce à vivre dans une certaine aisance matérielle ? Rien n’assure non plus que cette rémunération saura sauvegarder la force même de travail chez les travailleurs. Cela fait, il resterait encore à sauvegarder et leur indépendance morale et leur progrès mental. Leur indépendance risquera fort d’être compromise dans un système de travail forcé qui ressemblera toujours plus ou moins aux travaux forcés. Il est vrai que chacun aura voix au chapitre, mais on sait ce que renferme d’infaillibilité le suffrage universel, qui n’est en fait que la loi des majorités. Si la majorité ne voit pas la nécessité d’assurer le progrès moral de tous, si elle ne comprend pas l’importance de certains travaux plus intellectuels dont l’effet matériel n’est pas visible ou est trop lointain, si elle en vient à dire : « A quoi bon la philosophie, à quoi bon la littérature latine ou grecque, à quoi bon l’astronomie théorique, la physique moléculaire, etc ? » si même l’horreur de l’inégalité va jusqu’à faire regarder d’un mauvais œil les penseurs et artistes trop différens du type social convenu, on voit d’ici ce qu’entraînera le droit au travail, avec le devoir de travailler conformé-mentaux prescriptions de la majorité et avec les sanctions légales ou administratives de ce devoir.