par les socialistes, n’implique pas que le plus grand nombre saura toujours trouver son véritable intérêt. Dans une armée, le plus grand intérêt du plus grand nombre de soldats sera-t-il mieux assuré si on y traite les affaires par consultation des majorités, par referendum, et si l’on s’en remet aux votes les plus nombreux pour déterminer la meilleure tactique à suivre ? — Excellent moyen de faire massacrer les soldats, ou, s’ils ne se laissent pas massacrer, de les voir prendre la fuite ! L’universalité d’un but n’implique pas que le moyen collectiviste soit le meilleur pour l’atteindre, car la collectivité n’est pas toujours ni la plus éclairée sur les intérêts universels, ni la plus habile à en assurer le triomphe, ni la plus juste en ses décisions et actions. Elle doit être régulièrement consultée, sans doute, mais la remise entre ses mains du gouvernement effectif des personnes, de l’administration des biens et de la distribution des travaux, risque d’être le règne de la médiocrité et même de l’infériorité, soit sous le rapport intellectuel, soit sous le rapport moral. La question se pose donc toujours de savoir si les biens collectifs eux-mêmes sont plus sûrs d’être conservés et accrus par une administration remise aux masses, que par la combinaison d’une administration collective avec les efforts et le contrôle individuels, ou avec les efforts et le contrôle de libres associations d’individus. Il y a des choses collectives, — les vrais trésors de la collectivité, — qu’on appelle la science, l’art, la morale, ou, en un seul mot, la civilisation ; est-ce au sein des masses, nécessairement préoccupées de leurs intérêts immédiats, que ces choses seront le mieux comprises, et est-ce par l’action collective des masses qu’elles seront le mieux sauvegardées ? Bien de plus douteux. Pour l’art, le danger est flagrant : l’art à la portée des masses risque fort de descendre, non de monter ; le théâtre organisé par le suffrage universel, par referendum, aboutira aux drames sanglans ou aux exhibitions immorales plutôt qu’à la tragédie racinienne ; il aboutira à des opéras de grand spectacle plutôt qu’à une musique qui soit vraiment l’expression des intimités de l’âme. L’art progresse par les individus et les élites, en contact (bien entendu) avec les collectivités. Il en est de même de la science et de la morale. Confier les biens intellectuels et moraux, sous prétexte qu’ils sont collectifs, à l’administration collective, c’est une solution en apparence toute simple ; dans la réalité, la prétendue collectivité se
Page:Revue des Deux Mondes - 1908 - tome 46.djvu/823
Apparence