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LE DERNIER BAISER DE LA MUSE


Compagne rayonnante et magnifique, ô Muse,
Toi qui nous fais marcher aux sentiers enchantés,
Tu deviens chaque jour plus belle à nos côtés,
Tandis que le chemin nous fatigue et nous use !

Ton port se fait plus fier, ton œil bleu plus profond,
La grâce de ton geste est plus ample et plus sûre,
Le Temps met des baisers et jamais de morsure
A l’ivoire invincible et brillant de ton front.

Ton beau pied chaussé d’or, plus léger et rapide,
S’élance, passe et court sur les rocs et les fleurs,
Sans sentir leurs éclats ou froisser leurs couleurs ;
Ton corps allier devient plus noble et plus splendide.

Et nous, nous vieillissons qui marchons près de toi,
Nos regards vont moins loin, et notre tête est blanche,
Et notre bras moins fort doit cueillir une branche,
Pour soutenir nos pas dont l’espace décroît ;

Nos traits, qu’a ravagés une griffe farouche,
Refoulent le sourire, autrefois épandu,
Qui, comme un hôte heureux et toujours attendu,
Changeait l’accueil des yeux pour celui de la bouche ;

Notre cœur las s’alarme en se sentant moins prompt
A la joie, aux douleurs, aux anciennes noblesses,
Et l’âme aussi connaît les minutes épaisses
Où le verbe paraît être moins près du front ;

Ce qui fut nous, hélas ! chaque jour s’expatrie,
Un peu d’ombre entre en nous, un peu de vie en sort,
Quelque chose s’en va, quelque chose s’endort,
Sur le vin épuisé baisse l’outre amoindrie.