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devenait très facile, au contraire, si on les soumettait uniformément les uns et les autres au niveau inférieur. Le système était déprimant pour les ouvriers intelligens et actifs, mais réconfortant pour les autres et avait le mérite de ne pas faire de jaloux. Il en avait un autre qui était de faire durer l’ouvrage et par conséquent de diminuer les temps de chômage. Cette dernière considération une fois admise devait amener de grands perfectionnemens dans l’application. Bientôt les ouvriers se sont ingéniés à introduire dans leur travail des malfaçons secrètes qui, découvertes un peu plus tôt ou un peu plus tard, devaient leur donner une tâche nouvelle au détriment de l’entrepreneur. Tout cela a été imaginé peu à peu par voie déductive et appliqué très résolument. Il est clair que des chefs de chantiers nommés par les entrepreneurs, consciencieux et honnêtes, ne sauraient tolérer de pareilles pratiques : aussi les ouvriers entendent-ils les choisir eux-mêmes, et ils les prennent parmi les plus vieux et les plus nuls d’entre eux, c’est-à-dire parmi ceux dont la complaisance leur est le plus sûrement acquise. Avons-nous besoin de dire à quelles conséquences doit conduire un pareil système, car c’en est un, très minutieusement combiné en vue du but poursuivi ? Les ouvriers s’y soumettent avec cette obéissance passive qu’on a dénoncée et proscrite ailleurs, mais qui se retrouve dans nos chantiers, aussi absolue qu’elle ait jamais été dans la congrégation la plus despotiquement disciplinée. Le mal étend chaque jour ses ravages. Alors les entrepreneurs de travaux publics, effrayés et découragés, déclarent qu’ils ne peuvent plus remplir leurs engagemens et demandent à en être relevés. Ils ne sont plus les maîtres chez eux ; on leur refuse le travail qu’ils se voient cependant obligés de payer ; ils font leurs calculs et ils reconnaissent qu’ils seront ruinés si les conditions de leur contrat restent les mêmes. Que faire ? Le métier est devenu impossible : ils le dénoncent ou y renoncent. Quant aux ouvriers, ils se préparent sans doute de grandes souffrances, mais ils ne devront en accuser qu’eux-mêmes.

Le mal est d’autant plus grave que les causes qui l’ont produit sont plus anciennes : il découle de toute une série de fautes que nos gouvernemens ont successivement accumulées. On a habitué les ouvriers à croire qu’ils étaient une classe à part dans la société, indépendante de toutes les autres et qui pouvait tout se permettre à leur égard. On a fait pour eux des lois d’exception qui leur assuraient de grands avantages, et ces lois, on n’a même pas tenu la main à ce qu’ils en respectassent l’esprit et la lettre. Elles étaient faites strictement en vue de leurs intérêts professionnels ; ils en ont tiré des armes politiques,