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Page:Revue des Deux Mondes - 1908 - tome 47.djvu/11

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vapeurs noires qu’ils tâchent d’élever dans les villes ne troubleront point la sérénité de l’air que je respire ici. Je n’avais pas besoin de ce nouveau désastre pour sentir le prix des amis éprouvés, mais il me les fait regretter davantage. Oh ! où est ce digne et bon papa[1], mon bienfaiteur et ami de vingt-cinq ans ? Quelle différence de certaines âmes à la sienne ! Conservez bien ce cher oncle, sa perte ne se réparera pas, chère amie. Je cherche sur la terre des hommes qui lui ressemblent. Hélas ! je n’en trouve plus.

Les dernières nouvelles que j’ai eues de votre santé m’en faisaient désirer de meilleures ; j’espère les apprendre par la première lettre que je recevrai de l’aimable Madelon, car je ne veux pas, tant que vous serez convalescente, que vous m’écriviez vous-même. Cette chère enfant ne doit être porteuse que de bonnes nouvelles, et le tendre intérêt qu’elle prend à votre l’établissement mérite bien qu’elle ait le plaisir de me l’apprendre.

On m’a mandé qu’il s’étoit fait à Yverdon un mariage qui lui fera grand plaisir aussi, je m’assure, par la part qu’elle prend au bonheur de son cher parent[2]. Je n’y en prends pas moins, je vous proteste, et je vous prie, quand vous aurez occasion de lui écrire, de lui en faire mes sincères félicitations.

Le trop grand éloignement où nous sommes les uns des autres, et le besoin de prendre des arrangemens relatifs à l’augmentation de ma dépense en ce pays, m’engageront selon toute apparence à disposer cette année des petits fonds qui sont dans les mains de vos Messieurs. Je vous prie, chère amie, de vouloir bien à tout événement les prévenir de ce projet, dont au reste l’exécution n’est ni sûre ni prochaine. Je leur fais mille salutations, ainsi qu’aux trois Grâces, auxquelles j’espère que vous voudrez bien quelquefois rappeler le neveu, le petit-fils et surtout l’ami[3]. Je suppose Monsieur votre aîné de retour de son voyage. S’il ne l’était pas encore, ne m’oubliez pas auprès de lui quand vous lui écrirez. Bonjour, très bonne et très chère

  1. Daniel Roguin (1691-1771), oncle de Mme Boy de la Tour, était le doyen des amis de Rousseau, qui l’avait connu dans son tout premier séjour à Paris (1731).
  2. Ce mariage peut être celui de Georges-Augustin Roguin, cousin germain de Mme Boy de la Tour, né en 1718, colonel au service de Sardaigne. C’est celui-là même qui accompagna J.-J. Rousseau d’Yverdon à Môtiers-Travers (Confessions, liv. XII). Il épousa en 1765 Jeanne-Marie-Anne d’Illens.
  3. Les trois filles de Mme Boy de la Tour, auxquelles il donne ces surnoms familiers : la « cousine, » la « tante, « et la « grand-maman. »