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J’ai écrit à Mlle Renou[1]. Cette pauvre fille mérite d’avoir sa part des consolations dont j’ai joui ; elle les sentira comme moi, c’est tout dire. Quand retournerai-je les partager avec elle ? C’est alors que je ne désirerai plus rien. Vous m’écrivez que rien ne peut remplacer les objets qui vous manquent. Voilà un les qui m’a bien touché, et dont je puis vous rendre l’équivalent du même cœur, car c’est ainsi que je désire vous avoir tous deux pour amis, je me trompe, c’est pour ami, puisque vous n’êtes qu’un et qu’ainsi la chose est plus d’à moitié faite. Convenez que mon singulier vaut votre pluriel. Bonjour, chère cousine, j’envoie un petit baiser sur la petite menote de la petite cousine, et mille salutations à son cher papa.

Je compte aller dans deux jours à Chambéry remplir un triste devoir sur la tombe d’une amie qui me fut bien chère[2] et voir un ancien ami d’elle et de moi[3]. Je dois espérer que ce voyage se fera sans accident. S’il en est autrement, souvenez-vous quelquefois de votre ami.


A Madame de Lessert, née Boy de la Tour, rue Piset, à Lyon.


A Grenoble, le 11 août 1768.

Non, chère amie, je n’aurai pas la consolation de vivre auprès de vous et je n’ai pas dû m’y attendre. Ceux qui trompent le Prince[4] et qui décident de mon sort ont trop grand soin que rien ne le puisse adoucir. Je ne veux point que Mlle Renou vienne ici ; elle y serait infailliblement huée et insultée par la belle jeunesse du pays. Strasbourg, Strasbourg ! ville aimable et hospitalière, où es-tu ? — Chère cousine, je ne puis tenir ici davantage, et j’en pars pour me rapprocher de vous. Que cette pauvre fille, qui ne peut tarder à vous arriver, attende auprès de vous de mes nouvelles ; je lui marquerai où elle doit se rendre pour recevoir mon dernier adieu. Je n’ose ici nommer l’endroit d’avance, parce qu’infailliblement les outrages nous y attendraient. Je sais qu’ils me suivront par toute la terre ou plus tôt

  1. Sur le conseil du prince de Conti, Rousseau avait changé de nom pendant son séjour à Trye : il se faisait appeler Renou, et Thérèse passait pour sa sœur.
  2. Mme de Warens, morte le 29 juillet 1762.
  3. M. de Conzié, son ancien voisin des Charmettes.
  4. Le prince de Conti, dont il avait été l’hôte au château de Trye.