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qu’ils m’y attendront : car la haine, les noirceurs, les fourberies, tout le cortège de mes vertueux oppresseurs a de meilleures jambes que moi. Mais les mépris et les affronts me seront moins cruels partout ailleurs qu’en France. J’endurerai tout sans me plaindre des gens pour qui je n’avais nul attachement, et j’irai, s’il le faut et si je puis, au bout de la terre chercher des hommes qui ne se fassent pas une gloire d’accabler les infortunés. Vous aurez dans peu de mes nouvelles : que ne puis-je vous en donner moi-même ! Que ne m’est-il permis de vous voir encore une fois !

Priez messieurs vos frères, s’ils ont des lettres pour moi, de les garder jusqu’à ce qu’ils aient de mes nouvelles. Je les salue de tout mon cœur.


Pour Mademoiselle Renou.


A Bourgoin, le 23 août 1768[1].

Je vous attendais, ma bonne amie, avec bien de l’impatience, et votre prochaine arrivée[2] à Lyon me donnerait bien de la joie si l’on en pouvait sentir encore dans mon état. Je ne vous décrirai pas ce que j’ai souffert depuis notre séparation. Si les consolations que j’ai trouvées à Lyon ont été douces, elles ont été courtes, et les tristes impressions qui les ont suivies en ont bientôt effacé l’effet. Partout je n’ai trouvé que celui des manœuvres qui m’ont précédé. Partout, objet de la haine et jouet de la risée publique, j’ai vu les plus empressés à me servir en apparence être en effet les plus ardens à me nuire, et les plus honnêtes gens en toute autre occasion semblent prendre plaisir à se transformer en fourbes sitôt qu’il s’agit de me trahir. Tout ce que je puis présumer est qu’on a l’art de les tromper eux-mêmes en leur persuadant que c’est pour mon bien, pour ma tranquillité qu’on me cache les manœuvres secrètes qui réellement n’ont d’autre but que de me perdre et me diffamer. Mon cœur n’a pu supporter plus longtemps ce déchirant spectacle, et j’ai brusquement quitté Grenoble pour venir attendre ici de vos nouvelles, et délibérer avec vous sur votre sort et le mien.

Il est certain, mon enfant, que ce que vous avez de mieux à

  1. Rousseau logeait à l’auberge de la Fontaine d’Or.
  2. De Trye.