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Page:Revue des Deux Mondes - 1908 - tome 47.djvu/19

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Dieu[1]. Je ne remplis jamais aucun devoir de meilleur cœur ni plus librement, puisque je ne lui en avais jamais donné la moindre espérance, et que deux minutes auparavant elle n’avait aucun soupçon de ce que je voulais faire. Nous avons eu l’un et l’autre la douceur de voir les deux hommes de mérite que j’avais choisis pour témoins de cet engagement fondre en larmes au moment qu’il a été contracté. Je ne devais pas moins à celle pour qui un attachement de vingt-cinq ans n’a fait qu’augmenter continuellement mon estime, et qui s’est déterminée à partager tous les malheurs qu’on m’apprête pour ne se pas séparer de moi. Puisqu’elle ne veut pas me quiter, je veux du moins qu’elle me suive avec honneur. Chère amie, j’approuve d’autant moins la course que vous avez faite avec elle dans votre état et dont elle ne m’a parlé qu’avec les plus grandes alarmes pour votre santé, qu’elle-même en est malade, et qu’elle ne s’est pas trouvée bien un seul moment depuis son arrivée ici. Au reste, notre union, pour être devenue indissoluble, n’a pas changé de nature, et n’a pas cessé d’être aussi pure et aussi fraternelle qu’elle l’est depuis treize ans.

Vos conseils, chère amie, sont pleins de raison, de justesse et d’amitié ; je les suivrais si j’en étais le maître ; mais ceux qui disposent de moi ne m’en laissent pas le moyen, et à force de vouloir me contraindre à rester en France, ils me mettent dans l’absolue nécessité d’en sortir. S’ils n’avaient voulu que s’assurer de moi et m’empêcher de dévoiler au public leurs manœuvres, j’étais tout résigné sur ce point à leur volonté, et déterminé d’acheter à ce prix mon repos ; j’aurais fini mes jours dans le lieu qu’ils auraient voulu, sans plus faire aucune tentative pour leur échapper, mais me tenir captif n’est pas l’objet à quoi ils se bornent, et il ne leur suffit pas même de me diffamer s’ils ne me forcent à me déshonorer moi-même en me réduisant à mourir de faim ou à recevoir d’eux ma subsistance. C’est dans cette vue qu’ils me font consumer mon temps et ma bourse à courir de lieu en lieu et d’auberge en auberge sans pouvoir trouver de gîte convenable ; c’est dans cette vue qu’ils me suscitent des difficultés, des frais et des embarras à tout et pour tout. Ils ont

  1. Le « mariage » de Rousseau eut lieu le 29 août, en présence de M. de Champagneux, qui a laissé un curieux récit de cette cérémonie, et un de ses cousins, officier d’artillerie. Notre lettre doit être d’un des trois derniers jours d’août. Voir lettre à M. Laliaud, du 31 août 1768.)