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A madame de Lessert, née Boy de la Tour.


[Bourgoin] 3 septembre [1768].

Avant la réception de votre dernière lettre, aimable cousine, j’avais déjà réfléchi derechef sur la précédente, et voyant la saison fort avancée, n’ayant point de passeport pour ma femme et ne sachant où aller passer l’hiver, vu que le voyage de Turin m’a paru trop long et trop dépensier, j’ai pris le parti de rester ici et j’y ai loué pour un an un appartement fort cher, mais où j’aurai le temps de délibérer à mon aise sur le parti qu’il me convient de prendre définitivement. Ce qui me plaît le plus de l’habitation que j’ai choisie est qu’elle n’est pas assez éloignée de vous pour que je doive renoncer à l’espoir de vous voir quelquefois chez vous ou chez moi, et je sens que ma tête a presque aussi grand besoin que mon cœur du réconfort que je trouve auprès de vous.

Quoi donc ! se défierait-il aussi de nous ?[1] Bien moins, je vous jure, que de moi-même. J’ai la même confiance en votre cœur qu’au mien, et beaucoup plus en votre raison. Eh ! chère cousine, que ne puis-je croire que ceux qui disposent de moi vous ont fait entrer dans leurs complots ! Ils ne me donneraient plus d’alarmes, et je serais bien sûr de ne trouver que mon avantage dans des projets que vous auriez approuvés. Vous cesseriez plutôt d’être vous-même que vous ne pourriez consentir à rien qui ne fût bien. Je suis aussi sûr de cela que de mon existence. Mais après les épreuves que j’ai faites, je ne puis, je l’avoue, être exempt d’alarmes sur l’art profond avec lequel les noirceurs de mes oppresseurs sont conduites, et tel qu’en en voyant le jeu tout à découvert, il m’est impossible d’en pénétrer les ressorts. Ils rendent si forte la dissimulation des amis qu’ils m’ôtent, qu’en voyant évidemment la sourde animosité qu’ils leur inspirent, il m’est impossible de parvenir à en découvrir la cause et d’avoir jamais la moindre explication avec aucun d’eux. Non seulement ils sont parvenus à m’ôter Du Peyrou[2], en qui

  1. Ces mots, que Rousseau souligne, sont évidemment empruntés à la lettre à laquelle il répond.
  2. Son ami de Neuchâtel, avec qui il eut une scène extrêmement pénible au château de Trye, où Du Peyrou était venu le voir. Personne ne méritait moins que Du Peyrou la défiance de Rousseau. Celui-ci lui laissa d’ailleurs le dépôt de ses papiers, qui appartiennent aujourd’hui à la Bibliothèque de Neuchâtel.