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La déclaration que je viens de faire, disait M. le duc Decazes, acquerra d’autant plus de valeur à vos yeux si vous voulez bien remarquer que les puissances qui nous avoisinent partagent avec nous le privilège de n’être engagées dans les événemens actuels par aucun intérêt direct.


La correspondance du duc Decazes établit, de la façon la plus claire, que la crainte d’une complication franco-allemande était son souci constant, son unique affaire dans ces grandes affaires[1].

Le prince de Bismarck le savait. Cependant, il craignait toujours de voir la diplomatie française s’enhardir et tenter de faire ce qu’il eût fait lui-même à sa place, soit lier partie avec la Russie, soit préparer une action commune et résolue des puissances occidentales avec l’Autriche. L’une ou l’autre combinaison eût arraché la France à son isolement, l’eût, par conséquent, libérée de ses craintes, et lui eût rendu un rôle et des alliés, en forçant l’Allemagne à se prononcer soit pour la Russie, mais contre l’Autriche, soit contre la Russie, mais, alors, à la remorque des puissances occidentales. Peut-être encore eût-il préféré faire valoir ses services, alternativement, auprès des deux groupes. En tout cas, il eût agi.

Tant que dura la guerre, le prince de Bismarck fut en proie à ce « cauchemar. » C’est ce qui explique sa nervosité, ses coups de sonde fréquens, son travail auprès des partis en France et cette humeur maussade qu’il cachait, le plus souvent, dans ses propriétés du Lauenbourg[2].

  1. S’il était besoin de prouver le jeu joué par Bismarck pour entretenir ce sentiment, il suffirait de citer les nombreux passages des Mémoires du prince de Hohenlohe : « 6 mars 1877. — Ignatieff déclare avoir trouvé ici (à Paris) de grandes inquiétudes relativement à l’Allemagne. Les indiscrétions d’Ignatieff relativement aux soupçons de Bismarck, qui pensait que la France s’armait contre l’Allemagne, ont effrayé le duc Decazes et celui-ci proteste contre toute intervention belliqueuse de la France... » — 19 mars 1877 (à Berlin) « Je me suis rendu chez Bismarck et j’y entendis des choses auxquelles je ne m’attendais pas. Le motif pour lequel on ne veut pas que je peigne les choses d’une façon pacifique est celui-ci :... Il n’y a pas moyen de décider l’Empereur à envoyer de la cavalerie dans les provinces frontières. Il a peur d’effrayer les Français ; l’influence de l’Impératrice augmente toujours, et Gontaut est derrière elle.. » (T. II, p. 209 et suiv.)
  2. Dans un entretien avec M. d’Oubril, le prince de Bismarck peint ses sentimens intérieurs par le détail avec lequel il énumère ses griefs vrais ou imaginaires contre la politique française. Il se plaint de la faveur du général Le Flô auprès de l’empereur Alexandre : — « Je pourrais vous citer la situation exceptionnelle de cet ambassadeur qui a pu dire à l’Empereur, au cercle du 1er janvier, assez haut pour être entendu de ses voisins, que « la crise actuelle se produisait, pour la France, deux ans trop tôt. » A quoi Sa Majesté a répondu : — » C’est vrai, et pour nous aussi. » Quelque temps après, il chercha à jeter les bases d’une entente anglo-allemande contre la Russie, pour avoir les mains libres du côté de la France. Sur le rapport qui renseigne, à ce sujet, l’empereur Alexandre, celui-ci écrit de sa main : « Cet homme (Bismarck] est décidément fou. »
    L’attitude de Bismarck, dans cette crise si grave, était telle que le mot vint plus d’une fois, sur les lèvres de ceux qui le suivaient et qui ne paraissent pas s’être demandé s’il n’y avait pas là, tout simplement, l’effort et la tension du génie. Gontaut-Biron écrit : « Le jour de la fête de Sa Majesté, assis à côté de lui (Bismarck] je remarquai avec étonnement ses yeux toujours noyés et son visage tendu. » L’empereur Guillaume disait : — « Vous savez comme le prince est un homme extraordinaire, difficile, quintaux... » Il déplore tant de bizarrerie : — « Je suis la seule personne, dit l’Empereur, avec qui il se contienne. » (Voyez toute la correspondance de Gontaut-Biron dans Dernières années, p. 310 et suiv.)