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elle s’approche du Bosphore d’une part, et des Dardanelles d’autre part. II s’en faut de quelques jours, de quelques heures peut-être, que l’Empire turc ne soit anéanti en Europe par la conquête de sa capitale. La victoire entraîne les vainqueurs au delà de leurs ambitions et de leurs volontés. La ville prise, ils ne seront plus les maîtres de l’abandonner. Pour répondre à l’envoi de l’escadre anglaise, l’armée russe s’installe sur les hauteurs qui dominent Constantinople, à San-Stefano.

L’heure qui sonnait était l’heure du prince de Bismarck. Du fond de l’exil volontaire où il s’était blotti, parmi ses tortures physiques et ses cruelles insomnies, il l’avait attendue fiévreusement. Il l’avait prévue. Il s’y était préparé. L’Europe avait les yeux tournés vers lui. Lui seul pouvait, maintenant, prononcer le quos ego.

Il sortit de sa retraite et de son long mutisme par une proposition qui l’introduisait, en arbitre, à la pointe extrême de la négociation. Il avait conseillé, dès le début de février, que la flotte anglaise s’arrêtât, en même temps que les opérations russes seraient suspendues : ayant ainsi obtenu un moment de détente, — dans le silence de l’Europe, aux écoutes d’une voix qui l’arrachera à ses inquiétudes, il parle. Il expose devant le Reichstag ce qu’il voit, ce qu’il pense, ce qu’il veut (19 février). Initiative singulièrement hardie qui, pour la première fois peut-être, fait, de l’œuvre diplomatique, une œuvre de lumière et lui donne les avantages d’une publicité réfléchie et calculée. Cet étonnant discours, le débat dont ce même discours est le couronnement, forment, dans leur ensemble, un des actes les plus considérables de l’histoire moderne, puisqu’ils proclament la situation et le rôle de l’Allemagne en Europe, puisque, entre tous les problèmes qui sollicitent l’avenir, ils fixent des positions qui étaient restées, jusque-là, incertaines. La tournure que prendront, pour de longues années, les affaires du monde, même la défaite des Russes à Moukden, même la lointaine concurrence de l’Angleterre et de l’Allemagne, ont leurs origines là.

C’est ce discours du « monstre, » que lut avec tant d’émotion M. Gambetta : car il eut aussi son retentissement sur l’histoire intérieure et sur l’histoire extérieure de la République française. Dans la balance des peuples, tout est rapport et valeur. La France de l’expansion coloniale et de l’alliance russe, par la nécessité où fut M. de Bismarck de choisir et de se déclarer