Page:Revue des Deux Mondes - 1908 - tome 47.djvu/276

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

garde, pourtant ; car la partie se joue sérieusement, et on ira, au besoin, jusqu’au bout. Lord Beaconsfield ordonne la mobilisation de la réserve. On envoie des troupes indiennes à Port-Saïd. Lord Derby, emporté par la lame, est forcé de quitter le cabinet (28 mars).

Il est remplacé par lord Salisbury. Celui-ci est dans la main de lord Beaconsfield. Avec plus d’énergie et de finesse, il est moins solide peut-être et moins calme que lord Derby. Il suit davantage le courant de l’opinion. Il lance sa fameuse circulaire du 1er avril qui, dans une véritable imprescience des faits futurs, dresse à plaisir le fantôme slave sur les Balkans, sans apercevoir le péril allemand. Lord Salisbury et lord Beaconsfield sont rentrés dans l’orbite de Bismarck, et pour longtemps.

En présence de la combinaison si longtemps écartée par lord Derby : Angleterre, Autriche-Hongrie, Allemagne, — la Russie est bien obligée de céder. Mais il y a la manière. Gortschakoff recule pied à pied. Il accable le monde diplomatique de ses circulaires dont lord Beaconsfield dit, insolemment, dans un discours aux Lords : « Il eût été difficile à l’oracle de Delphes lui-même d’être à la fois plus obscur et plus solennel. »

C’est, à ce moment, dans toute la presse européenne, un toile contre la Russie ; preuve frappante de la force que la maîtrise de l’opinion donne à l’Angleterre. Par les dépêches, par les journaux, par la polémique, il se crée une sorte d’atmosphère anglaise, dont la pression devient peu à peu irrésistible. Consciemment ou inconsciemment, tout le monde pousse dans le même sens. Avec l’Angleterre, les parties qui traînent sont des parties perdues.

Reste à savoir, pour la Russie, de quel côté il lui sera le plus avantageux de tomber, soit du côté de l’Allemagne, soit du côté de l’Angleterre. Avouer la victoire de Bismarck, c’est renoncer au fantôme de « l’alliance des trois empereurs, » c’est détruire la plate-forme de l’entente russo-prussienne sur laquelle on a vécu si longtemps, c’est enregistrer une défaite bien pénible pour l’amour-propre de Gortschakoff, qui se proclamerait, tout ensemble, dupe et battu. Mieux vaut la capitulation directe auprès de l’ennemi déclaré. On se tourne donc vers l’Angleterre.

Voici les faits : Bismarck soutenait mollement sa proposition de « retraite simultanée. » C’était, comme l’observe un témoin,