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Page:Revue des Deux Mondes - 1908 - tome 47.djvu/369

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Même en été, quand les grands arrivages de touristes sont suspendus, — même la nuit, — une visite tranquille est impossible. Les soirs de pleine lune, la compagnie des tramways organise des services spéciaux. Les convois sont doublés, et, jusqu’à minuit, c’est un va-et-vient perpétuel entre le Caire et Gizeh. Comme la chaleur du jour est un peu tombée, on accourt pour se mettre au frais et dîner en famille au pied du Sphinx. Calicots allemands, employés des banques, soldats de l’armée d’occupation, avec leurs femmes et leurs progénitures, — tout ce monde s’assied dans le sable. On déballe les provisions, les bouteilles de soda, les chapelets de bretzels et les saucisses de Strasbourg. Des coquilles d’œufs, des journaux graisseux, des pelures de charcuterie s’éparpillent autour des tombeaux pharaoniques. On crie, on chante, les bouchons sautent, les ânes fouettés par leurs conducteurs s’élancent au galop, emportant des femmes qui se cramponnent et qui piaillent !... C’est charmant, cette petite fête ! On était parti pour les splendeurs les plus lointaines de l’histoire, et l’on tombe dans un dimanche de Vincennes ou de Saint-Mandé !...

Or, cette fureur de profanation sévit d’un bout à l’autre de l’Egypte. A Louqsor, à deux pas du grand temple d’Ammon, et des ruines de Karnak, en face des nécropoles de la Vallée des Rois, il se rencontre des touristes qui s’ennuient tellement qu’il leur faut un carnaval comme à Nice, avec corso, bataille de fleurs et bal travesti. On se déguise en Hathor à tête de vache, ou en Thout ibiocéphale. A Assouan, dans l’île d’Eléphantine, toute blasonnée de cartouches royaux, toute pleine de substructions et de débris antiques, on a construit je ne sais quel Savoy hotel qui s’étale brutalement au milieu de toutes ces vieilles choses et qui prête à ce paysage nubien un faux air de Genève ou d’Interlaken.

La nature elle-même n’échappe point à l’invasion sacrilège de l’Occident. Les deux rives du Nil sont bordées d’usines, — sucreries, ou filatures de coton, — dont les cheminées fuligineuses pointent au-dessus des gourbis en terre battue des fellahs. Et, — détail amusant, — par amour de la couleur locale, on a donné à ces cheminées des formes d’obélisques. Mais le plus beau, c’est un castel moyen-âgeux, que s’est fait bâtir, à Louqsor, un riche Hollandais. Cela domine la berge orientale du fleuve. On y voit une tour à créneaux, des ogives et des mâchicoulis,