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sous prétexte de consommation familiale ; les Contributions Indirectes l’autorisèrent à dénaturer ces 45 000 kilos pour faire des confitures.

Au temps de Béranger, sous la Restauration, on faisait, paraît-il, évaporer les lois dans le creuset des ordonnances, décrets et règlemens ; aujourd’hui on a ajouté d’autres moyens à celui-là, et qui ne sont pas moins efficaces. Mieux encore : des fraudeurs auraient été décorés ; et cependant ces gens-là détruisent le principe de notre production viticole. On dirait qu’ils ont pris cette cynique devise : « Si vous ne récoltez pas de vin, on en fera, et, tant que la pompe ne gèlera pas, le prix du vin n’augmentera pas ! »

Jadis les producteurs de l’Est, de l’Ouest et du Centre achetaient les vins du Midi pour remonter les leurs en degré alcoolique ; ils préfèrent aujourd’hui remonter leurs vins avec du sucre, et obtiennent ainsi des vins de double, de triple cuvée. Jadis le commerce faisait de grands approvisionnemens qui entraînaient souvent la hausse des cours ; aujourd’hui il se réserve, s’abstient, achète au jour le jour ; comme la foudre elle-même, la fraude, selon l’expression de M. Pujade, a ses chocs en retour. Le même député ajoute, plus joliment sans doute qu’exactement : « S’il existe un régiment de la fraude, le Midi, dans ce régiment, n’est qu’un simple soldat. Dans ce même régiment, le Roussillon, que je représente, n’est même pas un enfant de troupe. »

Hélas ! oui, la fraude a dans une certaine mesure discrédité nos grands vins vis-à-vis de l’étranger, et celui-ci exagère le mal déjà si grave, d’abord afin de favoriser la vente de ses boissons, puis afin de garder ses coudées franches pour les manipulations de ses propres fraudeurs. Les États-Unis, les usines des ports francs, de Hambourg notamment, produisent avec succès des quantités énormes de Bourgogne, de Champagne, de Bordeaux, que le public, éternel gogo, boit avec respect dans toute l’Allemagne, en Russie et ailleurs[1]. La concurrence du Champagne allemand,

  1. Deux viticulteurs d’Avize, MM. Frank et Joseph de Cazanove, m’envoient sur les vins de Champagne un travail intéressant dont je résume quelques passages. La prospérité de la Champagne décline lentement, mais graduellement depuis quinze ans : la guerre du Transvaal, le conflit russo-japonais, la crise monétaire aux États-Unis, ne sont pas étrangers à cette situation. On champagnise de plus en plus les vins de Saumur, les Médoc mousseux, les vins des Basses-Pyrénées, de l’Hérault et du Gard. Plusieurs marchands de ces régions ont établi en Champagne même des ateliers de champagnisation qui font le plus grand tort aux négocians indigènes. Dans presque toutes les villes existent des débitans qui, derrière leurs comptoirs, gazéifient du vin pour le champagne-fraisette et le Champagne au verre. — En Autriche-Hongrie le nombre des Sekt-Keilereien augmente constamment depuis dix ans. A Hambourg, Brème (en dehors du port franc), Anvers et Bordeaux, on trouve du soi-disant Champagne d’exportation à 10 francs la caisse de douze bouteilles. — La valeur de l’hectare varie dans des proportions énormes, de 5 000 à 50 000 francs ; le prix de 5 000 francs est celui des vignes plantées en cépages américains et en plaine : elles donnent un produit très inférieur, et l’engouement qu’elles avaient d’abord provoqué diminue ou n’augmente pas. Le prix d’entretien d’un hectare de vigne s’élève jusqu’à 2 500 francs, chiffre énorme, qu’expliquent les maladies de la vigne et la culture champenoise, culture en foule, qui oblige à faire toutes les opérations à la main. La production de 1901 s’élève à 306 457 hectolitres pour les cinq arrondissemens de Châlons, Épernay, Reims, Sainte-Menehould et Vitry-le-François. Les syndicats locaux demandaient qu’on fît suivre les vins de Champagne par un acquit de couleur spéciale ; le gouvernement a refusé. Il faudrait du moins se montrer sévère pour le vin gazéifié vendu comme Champagne, et imposer autant de patentes à une maison qu’elle « de marques de Champagne.