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eux-mêmes au premier plan de leurs relations, prenant prétexte de leurs aventures pour renouveler et compléter sans cesse l’image qu’ils nous présentent de leur propre figure corporelle et morale, autant le modeste « petit » chanoine italien semble tâcher toujours à se dissimuler derrière l’imposante et auguste personne de son maître, le cardinal d’Aragon : ou plutôt même il n’y a pas jusqu’aux actes et aux sentimens de ce prélat qui ne s’effacent, pour nous, dans le récit de Beatis, sous cette « divine variété de la nature » que le bon prêtre a entrepris de décrire et de glorifier. Le spectacle des pays nouveaux qu’il visite le remplit, à chaque pas, d’un tel mélange de surprise et de ravissement que c’est comme s’il en oubliait son existence et celle de son maître, dans son zèle à ne rien perdre des choses qu’il découvre. Mais aussi, de combien de sujets divers il se montre curieux ! Les mœurs et les coutumes, le langage, la nourriture et la boisson, l’apparence extérieure des hommes et leur caractère, la beauté des femmes et leur condition sociale, l’organisation politique et militaire, le développement des arts et des lettres, la diversité des sites naturels et des monumens de l’architecture, les découvertes scientifiques, les procédés de culture et de jardinage, tout cela, et maints autres aspects encore de la vie des trois grandes nations allemande, flamande, et française, on peut bien affirmer que notre « touriste » les a notés « « jour par jour, lieu par lieu, et mille par mille, » avec un souci scrupuleux d’exactitude, un relief pittoresque, et une fine et délicate pénétration que l’on aurait peine à trouver réunis à un pareil degré chez aucun autre voyageur ou géographe de ce temps, — pour ne point dire : d’aucun temps.

Parmi les contemporains et les successeurs immédiats de Beatis, en tout cas, ni Machiavel, ni Guichardin, ni Montaigne ne nous font voir une curiosité aussi vraiment universelle : ce qui tient évidemment à ce que chacun d’eux, ayant l’âme bien plus originale et plus haute que le petit chanoine, n’attache d’importance qu’aux objets qui peuvent répondre à ses propres préoccupations ordinaires ; mais il n’en reste pas moins qu’une foule de choses leur échappent qui, tout de suite, attirent et retiennent le regard éveillé de l’obscur secrétaire du cardinal d’Aragon. De telle sorte que cet « itinéraire, » avec la pauvreté de son style, et son allure un peu traînante de registre tenu au jour la journée, est tout rempli pour nous de renseignemens inappréciables sur l’état politique, social, et artistique du centre et du nord de l’Europe à l’une des époques les plus importantes de toute notre histoire moderne, la veille même du grand mouvement révolutionnaire