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cela, par les moyens les plus simples, les plus directs, et sortant, pour ainsi dire, du cours des choses. Il ne force pas la destinée ; il l’observe, la presse et l’accouche, comme Socrate accouchait les esprits. Les circonstances lui viennent en aide. Il a affaire, dans les situations, à des nécessités inéluctables qu’il a le bon sens d’accepter ; il a affaire, dans les personnes, à des vanités et à des susceptibilités dont sa fine psychologie surveille du coin de l’œil et exploite les défaillances.

C’est probablement à ces défaillances individuelles qu’il faut attribuer l’erreur grave commise à la fois par la Russie et par l’Angleterre de n’avoir pas su maintenir, pendant les travaux du Congrès, les dispositions conciliantes qui avaient dicté l’acte du 30 mai, et d’avoir repris devant l’aréopage solennel les querelles antérieures à cet arrangement ; de sorte qu’on offrait à la galerie le spectacle de luttes fréquentes sur des points de détail, quand les questions capitales étaient réglées. Quelle autorité une persévérance commune dans l’accord n’eût-elle pas donnée aux deux principales puissances intéressées pour s’opposer aux manœuvres du prince de Bismarck et contre-balancer les efforts de l’Europe germanique habilement réunie contre elles !…

Il faut tenir compte du mouvement d’opinion que détermina en Angleterre, au cours des séances du Congrès, la divulgation dans la presse de la convention anglo-russe. D’où vint cette divulgation ? C’est un mystère qui n’a pas été éclairci. Il est certain que le public se prononça vivement contre l’accord et cria au marché de dupes. Les ministres anglais, plénipotentiaires à Berlin, furent ébranlés par ce coup imprévu et s’ingénièrent à reprendre, dans le détail, certaines des concessions qu’on leur reprochait d’avoir consenties et, notamment, celle de Batoum :


Nous étions déjà dans la troisième semaine du Congrès lorsque éclata la bombe de la divulgation de la convention anglo-russe. Cet événement produisit, en Angleterre, une émotion si forte et une impression si défavorable que les deux ministres anglais me déclarèrent un beau matin qu’ils se refusaient à l’exécution de la clause par laquelle ils s’engageaient à ne pas s’opposer, en fin de compte, à la cession de Batoum à la Russie. Atterré par cette nouvelle, je rappelai au marquis de Salisbury qu’il avait apposé sa signature et que je le mettais en demeure d’y faire honneur. Le foreign secretary voulut bien convenir du caractère obligatoire de cet engagement, mais il m’annonça que, pour obvier à cela, il allait offrir sa démission, qu’il serait remplacé, le jour même, par un autre ministre des Affaires étrangères, pour lequel la signature ne serait pas obligatoire…