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paradoxe est devenu le tour naturel de son action, comme chez d’autres un tour d’esprit. Il entraîne ceux-ci à l’erreur et le mène, lui, à la faillite, — quatre-vingt-dix fois sur cent, au témoignage de M. Carnegie.

Derrière cette activité résolue et directe, une intelligence précise et linéaire, qui n’est jamais tentée de s’étendre, n’est point en danger de se disperser et favorise naturellement le maximum d’application exclusive. Il n’y a pas plus de dilettantisme dans les esprits que de flânerie dans les rues. Chacun marche à son but, droit et vite, sans s’arrêter, sans s’attarder, sans se distraire. C’est une double économie de force et de temps. Tout l’homme est occupé à faire ce qu’il fait, et il n’est jamais tenté de faire autre chose ; car le reste n’existe point pour lui. De là le contraste entre la rectitude de l’Américain dans ses affaires, la précision qu’il y apporte, et d’autre part le vague où il laisse tout ce qui n’est pas cet objet déterminé. Il ne s’intéresse jamais qu’à une idée : celle qu’il réalise.

Encore ne se dégage-t-elle qu’à mesure qu’il la réalise ; car la pensée ne précède pas l’action, ne se déploie pas en dehors d’elle : elle en procède plus qu’elle ne l’inspire. Les races spéculatives se plaisent à imaginer des actions qu’elles n’accomplissent jamais. Les Américains agissent leur pensée ; leur esprit, d’allure toute pratique, n’a pas seulement sa fin, mais son principe même dans l’action. M. Paul Adam a rappelé les récentes, et déjà célèbres théories de William James sur les émotions, et il lui a suffi d’en étendre un peu le sens pour nous y faire voir l’expression même du caractère américain, la formule réfléchie et philosophique de son instinct naturel. Qu’est-ce autre chose, en effet, cette priorité de l’action, que la raison d’être des exercices par où nous déterminons notre corps aux attitudes des sentimens que nous voulons éprouver, des pensées auxquelles elles semblent correspondre ? Nous comprenons mieux alors l’importance des sports dans la vie américaine. Nous comprenons aussi la valeur des apparences, si elles ne font plus que devancer et préparer la réalité. Efforcez-vous de paraître ce que vous voulez être : non seulement on pourra croire que vous l’êtes ; mais, tôt ou tard, vous le serez. C’est la justification psychologique du bluff. Les idées de l’Américain se frayent leur voie à travers l’action, comme celles de Numa Roumestan à travers les mots, et de même que celui-ci avait besoin de parler, celui-là a besoin d’agir.