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Page:Revue des Deux Mondes - 1908 - tome 47.djvu/58

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d’argent et par ailleurs sont égaux. Toute situation est provisoire : chacun s’évertue à monter, et un instant suffit pour précipiter du faîte. Cette universelle instabilité exclut toute différence radicale entre ceux qui possèdent et ceux qui aspirent à posséder : les uns et les autres sont bien trop ardens à lutter pour s’immobiliser dans des hiérarchies. C’est ce qu’il ne faut point perdre de vue, si nous voulons comprendre les mœurs américaines. Domestiques et employés regardent ceux qu’ils servent aujourd’hui comme des enrichis de demain peuvent considérer des enrichis d’hier. Il n’est pas rare que des jeunes gens ou des jeunes filles trop pauvres pour payer leurs frais d’études aillent gagner, durant les mois d’été, dans de grands hôtels, le prix du « terme » universitaire, ou même se mettent au service de leurs camarades riches.

Mais si l’argent ne suffit pas à créer des classes, il donne aux vainqueurs, aux multimillionnaires, une physionomie assez distincte. L’Europe connaît « les Quatre Cents, » cette aristocratie de la fortune et du luxe qui a ses palais dans la cinquième Avenue et ses villas à Newport. M. Paul Bourget les a observés en psychologue et nous les a peints en romancier[1]. Leur seule originalité étant l’argent, ils ne peuvent guère se distinguer entre eux et de leurs concitoyens que par leurs dépenses et leurs excentricités. Ils portent jusque dans la philantrophie de la profusion et de l’ostentation. Mme Stanford crée, en Californie, une Université qu’elle dote de 150 millions de francs, et qu’elle dédie à la mémoire d’un fils, La fondatrice à cheval se détache sur la frise d’un arc de triomphe ; un socle immense, au milieu d’une cour pavée de mosaïque, porte toute la famille ; une église entière est consacrée à la mémoire du père et un musée spécial, tout en marbre, avec de massives portes de bronze, conserve, à côté des pipes dans lesquelles fuma M. Stanford, la première bavette de l’enfant, ses jouets, les peignes de Madame et, sous verre, la robe qu’elle revêtit pour poser devant M. Bonnat ![2]

Ce qui séduit l’excentrique dans ses extravagances, le philanthrope dans ses libéralités, c’est l’énorme. La disproportion et le manque de mesure semblent des qualités chez ce peuple comme ils sont chez nous des défauts, parce que le souci du

  1. Outre-mer.
  2. J, Huret, op. cit., t. II, pp. 68 et suivantes.