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millionnaire européen, héritier d’une civilisation raffinée, est de satisfaire à la fois et de prouver son goût, tandis qu’il s’agit, pour le millionnaire américain, d’étaler sa puissance. Il aura tous les raffinemens du luxe, auxquels pourvoit la richesse, tandis qu’il n’aura pas toujours ceux du confortable, qui exigent une délicate entente de la vie et l’éducation des siècles. Le palais enchanté que le caprice d’un milliardaire fait jaillir du sol ne changera ni ses besoins ni ses manières. L’homme ne se transforme pas aussi vite que sa demeure ou ses écuries.

Gardons-nous pourtant de méconnaître l’action et les intentions de ces riches. Ils sont, non point peut-être au sens où nous l’entendons, mais dans un sens plus moderne à la fois et plus antique, une aristocratie. Ils ont l’instinct social ; ils assument volontiers quelques-unes des attributions que nous laissons prendre chez nous à l’Etat centralisateur : ils créent des services publics. Comme les aristocraties de jadis, celles des cités grecques, de l’époque féodale ou des républiques italiennes, ils participent à l’action commune, agissent dans son propre sens : ils ont travaillé et ils veulent aider les autres à travailler...

Car, avant tout, cette société travaille. On ne voit guère d’abord que son labeur, intense et merveilleux. Tous les observateurs ont admiré un développement industriel dont les progrès inquiètent les plus actives nations de l’Europe, menacent les plus solides suprématies. Transportée dans ce terrain neuf et maniée par ces énergies entreprenantes, la science a été mise rudement et délibérément à son œuvre pratique, qui est non de diriger la vie, mais de la servir, d’accroître ses moyens sans philosopher sur ses fins, de prévoir et de pourvoir. Du coup, elle a donné sa mesure. Elle a fourni à l’homme un matériel incomparable, qui lui assure la victoire dans toutes les concurrences. L’Amérique est devenue un immense atelier où le travail perfectionne incessamment ses instrumens et ses produits. Partout l’automatisme rapide et précis des machines, qui économise la main-d’œuvre, a remplacé l’effort de l’ouvrier. Toutes les intelligences sont tendues vers cette fin immédiate, utilitaire : faire plus vite, ou moins cher, ou mieux. On a atteint des résultats étonnans. Un ingénieur anglais, M. J. F. Fraser, en a présenté le tableau d’ensemble dans son curieux livre, America at work[1],

  1. Voyez la traduction française, l’Amérique au travail.