Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1908 - tome 47.djvu/641

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Si on laisse quelque chose de soi aux lieux que l’on quitte, j’aurai beaucoup laissé dans ce pays inhospitalier et doux. Pour peu d’affection que je porte aux électeurs de Pondichéry, je garde mon amour entier pour l’Inde et ses enfans. Et, tandis que la voiture roule sous le dôme sombre des allées frissonnantes d’où s’élève, à courts intervalles, le chant discret et triste des oiseaux de nuit auquel répond l’appel terrestre et flûte du crapaud, je songe que je laisse, sans regrets, à la terre indienne, ce qu’il y eut de meilleur en moi. Si jamais, condamné à l’exil, je dois finir mes jours en quelque pays lointain, ce sera l’Inde dravidienne qui gardera mes os. Je voudrais, alors, que l’on écrivît sur la pierre qui me recouvrira : « Passant, va dire en France, que j’ai demandé à l’Inde de me prendre et de me garder. » Elle a été la joie de mes yeux, le trouble et la paix de mon cœur, l’oubli de mes maux. Elle m’a rendu la joie de vivre, mais elle m’a enseigné la petite valeur du moment. Elle a doublé pour moi le prix énorme de la croyance dans l’art, m’a fait chérir davantage la force qui s’épanouit dans un idéal de violence et de beauté. O ma bonne Inde, si des Barbares encore plus ingénus que pervers ont rêvé et rêvent encore de te réduire à leur mesure, je ne crains rien pour toi de leurs entreprises ! Tu leur échapperas plus aisément que ce Protée qui changeait de forme et coulait hors des liens dont on prétendait le charger. Qu’ils essayent de te dompter, et tu appelleras à ton aide les armes étincelantes que brandissent les cent mille mains de tes dieux. Tes déesses te couvriront de leurs bras plus blancs que le lait de la mer où les génies des quatre coins du ciel brassent l’Amourdon de l’immortalité. Et Rama prendra son arc sans craindre de voir Yamen, empruntant les espèces d’un karya, en ronger la corde tendue.

Tant que ce monde vivra, et certains de tes croyans le tiennent pour éternel, tu garderas ta vie morale entière et la pureté de tes races préservées des alliances qui diminuent. Les conquérans passeront et tu demeureras. Après Tamerlan, et Aureng-Zeb, que sont pour toi l’Anglo-Saxon ou le Cosaque ! Le pique-bœuf ne tue pas le buffle dont il picore l’échine et le souimanga ne détruit pas l’arbre en butinant le miel de ses fleurs. Tu vivras fidèle à tes anciens dieux, à leurs rites, à tes coutumes domestiques, à tes arts naïfs et parfaits. Les chemins de fer te pourront sillonner…