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On ne la recherche ni pour elle-même, ni parce qu’on attend d’elle une carrière toute faite : il n’y a pas de carrière toute faite en Amérique et le savoir n’apparaît pas encore comme un but. On ne l’acquiert jamais qu’en vue d’un objet bien déterminé. De là, au-dessus ou en dehors des écoles primaires élémentaires, au-dessous des Collèges et des Universités, une multiplicité d’écoles spéciales, techniques, professionnelles. Cette société perpétuellement rajeunie a tout à apprendre, et elle est convaincue que tout s’apprend. « Ils achètent à prix d’or des savans à l’Europe. Ils convoquent les maîtres-queux des paquebots français pour enseigner, entre deux voyages, aux filles du Massachusetts à gâcher les sauces, et ils appellent des palefreniers d’Epsom pour mettre de l’élégance dans leurs écuries[1]. » Il y a des écoles pour tout, pour toutes les sciences, tous les arts, tous les métiers, tous les besoins. M. Jules Huret nous assure que, dans la seule ville de Boston, il y en a plus de six cents, où l’on enseigne depuis la cuisine jusqu’au journalisme musical. Et cette dernière fait valoir, comme les autres, les chances qu’elle assure de trouver un emploi, « car, dit le prospectus, il y a des demandes croissantes de critiques musicaux expérimentés dans toutes les villes des États-Unis. »

C’est ce constant souci de l’utilité immédiate qui donne à l’éducation américaine son caractère. Rien ne ressemble moins à notre idéal français de « l’honnête homme, » lettré, mondain, préparé aux loisirs, aux douceurs et aux élégances de la vie sociale par une culture que les salons devaient achever. L’éducation était alors une œuvre lente, patiente, complexe et harmonieuse, où collaboraient les chefs-d’œuvre du goût, les exercices d’école, des traditions savantes, un milieu raffiné. On ne visait qu’à polir l’esprit et à l’aiguiser. On lui donnait la précision et l’éclat. Il pouvait servir à tout, mais ne suffisait à rien, ou plutôt il suffisait à sa tâche, qui était de donner à « l’homme du monde » toute sa valeur et au commerce social tout son prix. Là-bas il s’agit d’armer en hâte l’individu et de l’équiper sommairement. Muni de l’indispensable, qu’il aille devant lui, fasse sa trouée et conquière sa place. La meilleure éducation est celle qui lui mettra en mains l’arme dont il a besoin tout de suite, pour la lutte d’aujourd’hui ou de demain.

  1. J. Huret, t. II, p. 238.