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d’une bonne maison bourgeoise et paraissait supérieur à l’importance du village. Un autre voyageur y entrait avec nous, et, pendant qu’on nous servait, nous entendîmes la conversation suivante. Il s’était approché de la maîtresse du logis assise à son comptoir.

— Vous ne me reconnaissez pas ? fit-il.

Elle interrogeait le visage grisonnant de l’étranger, et, tout à coup, elle se leva.

— Oui, je vous reconnais. Je reconnais Monsieur l’Ingénieur… Il y a longtemps qu’on ne vous avait vu !

— Dix-huit ans, soupira l’étranger.

Ils se regardèrent un instant et sourirent ; puis il détourna les yeux sur la route où s’échelonnaient quelques maisons rouges.

— On a construit depuis…

— Oui, dit-elle : le pays a bien changé.

— Oh ! je le retrouve encore tel qu’autrefois, répondit-il. Voilà le chemin qui conduit au bois de bouleaux ; voilà le grand pré vert où j’ai cueilli tant d’orchidées sauvages…

À ce moment, la porte s’ouvrit, et une grande jeune fille apparut, éclatante de fraîcheur, sous le lin doré et si suédois de sa chevelure.

— Et voici votre fille ! s’écria-t-il. Je retrouve le pays et sa plus belle fleur…

Rayonnant, la main tendue, il avait fait un pas vers elle ; mais la jeune fille s’était arrêtée, et son sourire indécis errait de la vieille dame à l’inconnu.

— Ce n’est pas ma fille, dit l’hôtesse d’une voix un peu tremblante : c’est ma petite-fille… Ma fille est morte depuis neuf ans, et Monsieur l’Ingénieur a devant lui l’aînée de ses sept enfans…

Je ne pouvais détacher mes regards de la belle fille qui ressemblait si parfaitement à sa mère qu’en la voyant cet ingénieur s’était cru de dix-huit ans plus jeune. Et je pensais que si, dans vingt ans, je refaisais ce voyage, sa fille aux mêmes yeux d’un bleu lacustre, aux mêmes cheveux d’écume ensoleillée, rencontrée sans doute à la même place, me donnerait un instant la même illusion. Sa blonde et robuste jeunesse, qui, à peine éclose, touchait à sa maturité, s’harmonisait avec cette nature du Nord, dont le printemps et l’été se confondent dans un