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Page:Revue des Deux Mondes - 1908 - tome 47.djvu/806

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rapide épanouissement. Elle n’en était, pour mieux dire, qu’une végétation luxuriante, presque aussi impersonnelle que les bouleaux et les grandes herbes. Dans ces vastes solitudes, la beauté des êtres éphémères semble participer de ce qu’elles ont d’immuable…

Nous avions quitté le port de Luleå, ville neuve et difforme, où, grâce à l’incendie, la brique a remplacé le bois, et qui, entourée d’usines, embarque sur les flots du golfe de Bothnie les minerais lapons. Le navire allait cheminer toute la nuit par une mer plate, au milieu d’îles basses, dans un paysage d’inondation. Derrière nous, la terre s’étendait uniforme, immense, avec de très lointaines collines allongées en vapeurs sur la cime des bois.

La cloche de quatre heures sonna le dîner. « Vous voyez, me dit le capitaine, qu’on ne se tue pas au Norrland ! » Et, du doigt, il m’indiquait, parmi les voyageurs, deux nouveaux mariés, lui en redingote noire, elle en robe de soie, tous deux également grands, gros et gras. Ils s’assirent l’un à côté de l’autre avec la même gravité que s’ils étaient encore au temple. La table disparaissait sous les victuailles, car les bateaux suédois sont renommés pour l’abondance de leur cuisine. Ils commencèrent à manger lentement, posément, comme des gens sûrs de leur capacité. Anchois, sardines, harengs, saumon fumé, caviar, saucisses, jambon, viandes froides et chaudes, poulet, riz, gâteaux, rien ne leur échappa. Ils se passaient silencieusement les plats, et chacun d’eux, sans s’occuper de l’autre, s’enfonçait dans la délectation de son énorme appétit. Nous avions fini depuis longtemps qu’ils mangeaient toujours. Nous les vîmes enfin s’arrêter : ils se saluèrent d’un petit verre d’eau-de-vie, le burent d’un trait, et, pour la première fois, échangèrent un sourire. Puis ils descendirent dans leur cabine. Ce couple de commerçans à moitié campagnards exagérait jusqu’à la caricature l’amour de la chère copieuse qui alourdit souvent les bourgeois de la Suède, et surtout l’espèce de dignité ecclésiastique qui accompagne leurs jouissances matérielles. La veille ou l’avant-veille, le Pas leur avait certainement consacré une belle union d’estomacs.

Le navire continuait sa route. L’odeur des scieries traînait