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nous adressèrent le vœu que la Parole nous eût profité. Elle est étrange, cette femme : mince, émaciée, d’une politesse douce et glaciale, avec une sorte d’inquiétude qui apparaît et disparaît continuellement autour de sa bouche dans une mélancolie sans fin ; toujours en sombre, le tablier noir bordé d’une bande de broderie qui rehausse sa mise d’une austère richesse, on se demande de quel bonheur elle porte le deuil ou de quel remords elle traîne le poids. Le mot d’auberge ne convient guère à sa maison propre, discrète, dont le salon ressemble aux vieux salons des demoiselles de province. Des livres de prières et d’édification sont posés sur la table. Parmi les tableaux accrochés au mur, une grande photographie représente un orphéon d’absolutistes qui sont venus chanter dans ces rochers leur pieuse horreur du vin, et qu’on a pris au moment où leurs images se reflétaient sur l’eau, — ce qui doit être une satisfaction bien vive pour des absolutistes.

Le mari, un peu gêné devant sa femme, se plaint qu’elle soif trop religieuse et qu’elle se fasse des chagrins. Il est aubergiste, lui ; et les lois anti-alcooliques, nécessaires aux Lofoten, où les dimanches d’hiver deviendraient, sous l’excitation de l’eau-de-vie, des journées sanglantes, ont sans doute les mailles assez larges pour qu’un aubergiste avisé y introduise quelques bouteilles. Je n’en sais rien ; mais, si j’étais un romancier Scandinave et que je voulusse imaginer un drame intérieur dans un de ces petits ports de pêche, je choisirais une femme pareille à celle que j’ai sous les yeux, naturellement mystique, travaillée de cuisans scrupules, obligée de souffrir ce qu’elle n’empêcherait qu’en trahissant son mari, qui d’ailleurs se défie d’elle, et se consumant d’angoisse avec un éternel silence entre les dents. Mais ce ne serait là qu’un épisode dans l’œuvre émouvante qu’un Jonas Lie ou un Kielland pourrait tirer de cette pauvre île rocheuse. Que d’élémens divers ! Les pêcheries ; la décadence de la vieille famille dans l’opulence fanée de sa demeure seigneuriale ; l’existence laborieuse et souvent morose du pasteur, ancien petit garçon de ferme qu’un gros paysan poussa et dont il fit son gendre ; les paysans lœstadiens ; la jeune fille dont la guitare et les yeux rieurs demandent un fiancé tour à tour à la lune de midi et au soleil de minuit ; la révolte des adolescens qui ne veulent plus chavirer, comme leurs pères, dans les fines barques d’autrefois et qui ambitionnent aujourd’hui des bateaux solidement pontés ! Tous ceux qu’on