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qu’aucune sanction sérieuse n’atteindra jamais leur négligence, les meilleurs administrateurs ne sauraient être animés de la même fièvre, déployer la même ingéniosité, faire montre de la même souplesse que le négociant qui s’évertue pour accroître l’ampleur de son établissement. Sans doute, en coopération, l’économie assurée au consommateur est accrue de tout le bénéfice qui irait au commerçant privé, et de l’économie de tous les frais de réclame disparus. Mais elle est diminuée aussi de tout l’affluent de valeur que lui apporteraient une direction habile, la présence toujours visible d’un chef intéressé au succès, la rapidité de décisions toujours prises au moment opportun La balance est au moins douteuse.

Ainsi, pour des raisons d’ordre permanent, qui ont leurs racines profondes dans la nature humaine, les progrès de la coopération ne semblent pas pouvoir être indéfiniment reculés. Pour d’autres, qu’on peut croire accidentelles, mais que le tempérament individualiste de notre race rend à un certain degré consistantes, la coopération française ne se présente pas en très bonne posture. Cependant, à défaut de l’hégémonie commerciale que ses apôtres lui attribuent par consolation dans l’avenir, elle peut contribuer honorablement à l’amélioration de l’existence ouvrière et demi-bourgeoise. Elle est déjà, du moins dans quelques villes de province, à Grenoble, à Troyes, à Sens, à Limoges, une sorte de balancier régulateur du marché économique, un obstacle à la hausse artificielle des denrées de première nécessité, un bienfait latent pour ceux-là mêmes qui la dédaignent ou l’ignorent. A Paris même, sous les aspects difformes où elle se montre, et jusque dans les œuvres caricaturales qu’elle a enfantées, elle révèle une puissance que l’on ne peut méconnaître. Si pauvrement qu’elle ait été conçue, si étrangement qu’elle soit pratiquée, puisque le lieu fragile qui lui attache tant de familles ouvrières n’est cependant pas anéanti au bout d’un demi-siècle, et que, brisé quelque part, on l’a toujours vu se reformer ailleurs, il faut qu’elle soit née d’un besoin vivement ressenti, et qu’en elle réside un principe très actif de fécondité.


JOSEPH CERNESSON.