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départ d’Anvers, la Mort de Saül, la Tour de Babel, le Portement de Croix : à l’avant-plan des sites dessinés dans les derniers temps du séjour d’Anvers, Breughel, maintenant affranchi de la « drôlerie, » s’emploie à représenter les plus tragiques scènes du grand drame sacré.

Non pas qu’il revienne, pourtant, à la tradition classique dont il s’est nourri autrefois ! On sait ce que vont être ces compositions religieuses de Breughel, phénomènes sans équivalent dans l’histoire de l’art, aboutissant aux deux chefs-d’œuvre de 1566 : le Dénombrement de Bethléem (à Bruxelles) et le Massacre des Innocens (au musée de Vienne). Dans des paysages d’abord vaguement alpestres, et puis de plus en plus ramenés au simple et vivant décor de villages flamands, les scènes sacrées servent de prétexte à une traduction familière des mœurs paysannes du temps. La Vierge sur son âne, et saint Joseph qui la conduit, ne diffèrent point de la foule des paysans brabançons qui s’empressent à se faire inscrire chez le greffier du village ; et, au lieu de nous montrer les soldats d’Hérode massacrant les nouveau-nés de Bethléem, c’est un détachement de reitres espagnols que Breughel met en scène, tels que trop souvent les habitans des Flandres les voyaient s’installer sur leurs places et dans leurs maisons, avides de pillage, et l’épée toujours prête à sortir du fourreau. Désormais, la peinture de Breughel a définitivement cessé d’être « drôle : » mais jamais encore le génie « réaliste » du peintre ne s’est donné aussi libre carrière, et ce n’est point l’élève de l’école académique de Van Orley, c’est le paysan brabançon doublé d’un dessinateur et peintre de génie, qui a secoué les formules gênantes de la farce, « diabolique » ou morale, pour épancher, à la fois, son besoin d’observation et sa perpétuelle ivresse de couleurs et de lignes.

Encore cette liberté de l’inspiration, dans les tableaux religieux exécutés par Breughel entre 1553 et 1566, ne s’accompagne-t-elle point d’une émancipation parallèle des procédés techniques. Par la multiplicité des figures et leur isolement, par la gaucherie de la perspective, par la distribution juxtaposée des tons, qui rappelle les procédés de la miniature, ces admirables tableaux de la première période bruxelloise continuent le style « primitif » des tableaux d’Anvers ; et ce n’est que vers 1567, un an avant la mort prématurée du maître, que, chez celui-ci, un dernier changement s’accomplit, qui, achevant d’effacer toute trace du langage aussi bien que de l’inspiration de naguère, va lui permettre enfin de créer, tout ensemble, le nouvel