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Heureux ceux qui pouvaient obtenir de leur ambassade l’assistance d’un kawass pour les protéger contre ces pitoyables avanies et aussi contre la rapacité et le mauvais vouloir des douaniers !

Quand, au prix de nombreux bakchichs et d’une patience à toute épreuve, on était parvenu à calmer tous les cerbères qui défendaient l’entrée de la Sublime-Porte, quand on avait franchi le double cordon des policiers et des douaniers, alors on éprouvait comme le soulagement d’avoir forcé une muraille de Chine. On était enfin dans la place, et, par une juste compensation, on y jouissait d’une sécurité parfaite. Un de nos jeunes compatriotes, établi là-bas, me disait en riant : « Pour nous autres Européens, c’est plus que la liberté, c’est la licence ! » — Je le veux bien, mais tout de même cette « licence » me rappelait la tirade célèbre de Figaro sur la liberté de tout écrire. Pourvu que vous ne soyez ni trop curieux ni trop interrogant, que vous cachiez soigneusement votre opinion sur les choses et sur les gens du pays, que vous vous absteniez de fréquenter les indigènes suspects ou mal notés, et, en général, tous les Turcs, quels qu’ils soient ; que vous évitiez après le couvre-feu de vous promener dans Stamboul, — et, en tout temps, du côté des terrains militaires, des casernes ou des prisons, — oui, à toutes ces conditions, sans parler d’un grand nombre d’autres que j’oublie, vous aviez le droit d’aller et de venir en pleine et entière liberté. D’ailleurs, pensais-je, cette liberté est garantie par la présence tutélaire de nos agens. Et puis, Dieu merci ! nous avons encore des flottes et des canons qui en répondent !

Je crus d’abord que je pourrais, sans trop de peine, m’accommoder de cette liberté-là. On eut tôt fait, en haut lieu, de me détromper. Comme j’avouais mon désir de pousser mon voyage jusqu’à Bagdad : « — Gardez-vous-en bien ! me dit-on, nous serions dans l’impossibilité de vous protéger. Deux voyageurs, l’an dernier, ont laissé leurs os en route ! » C’était encourageant ! J’insistai, malgré cette triste perspective : on me fit comprendre que j’avais tout à fait mauvaise grâce. « — Mais tout au moins, dis-je, ne pourrais-je, dans Galata, ou dans Péra, causer tranquillement avec tel boutiquier grec ou arménien, et, en usant de toute la discrétion possible, le questionner sur… ? » — « Gardez-vous-en bien ! vous seriez immédiatement arrêté ! Et même si cela vous arrive, nous vous conseillons de vous laisser faire sans la moindre résistance : on vous relâchera au poste