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de police, sur le vu de votre passeport ! » — « Mais, dis-je, ne pourrais-je au moins sortir mon kodak aux environs de Dolma-Bagtché, où il y a de si jolies fontaines ? » — « Gardez-vous-en bien !… Ce serait le comble de l’imprudence. Le peintre X…, qui était venu ici pour prendre des vues du Bosphore, a été obligé de se rembarquer la semaine dernière : on l’appréhendait comme espion, chaque fois qu’il plantait son chevalet quelque part ! »

Alors, que devenir ? Bon gré, mal gré, on se résignait à emboîter le pas au troupeau des touristes. On assistait à la parade du Sélamlik, on visitait le Vieux-Sérail, Sainte-Sophie, les mosquées, les derviches hurleurs et tourneurs, le cimetière de Scutari, tous les cimetières et tous les turbés. Huit jours suffisaient très amplement pour épuiser ces jouissances. Et comme on ne pouvait se rendre dans une localité voisine ou lointaine sans un tezkéré dûment visé par un consulat et contre-visé par les autorités ottomanes, on se décourageait, on renonçait à pénétrer dans un pays si farouchement barricadé : il n’y avait plus qu’à décamper !

Teniez-vous à rester quand même ? Petit à petit, vous vous façonniez aux habitudes de circonspection qui s’imposaient à Constantinople : s’observer sans cesse, parler bas dans les cafés, les tramways, tous les lieux publics, mesurer ses expressions, jeter, de droite et de gauche, le coup d’œil oblique qui pige le mouchard, exercer un contrôle rigoureux sur ses relations et se défier de tout inconnu. On s’y accoutumait, on devenait un parfait Pérote. On ne voulait plus voir que les beaux côtés du régime. Le Français le plus féru d’égalité se refaisait tout doucement une âme monarchique. Il ne disait pas : le Sultan, mais : Sa Majesté. S’il interpellait un pacha, il n’omettait jamais de lui donner de l’Excellence. Les titres de comte et de marquis prenaient des sonorités emphatiques dans sa bouche, tant la fascination nobiliaire est contagieuse à Péra ! Et, comme tous les Grecs et les Levantins, ce même Français était avide de fréquenter « le monde des ambassades, » qui, dans tout l’Orient, s’attribue une importance réjouissante.

Évidemment, c’étaient là de menus ridicules et de menus ennuis, — et, encore une fois, il est à souhaiter que le nouveau gouvernement y ait mis fin pour toujours. Mais l’Européen qui demeure, en qualité de fonctionnaire, de commerçant ou