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proportions exorbitantes, les loyers et les vivres. Le pire peut-être, c’est la laideur dont nous affligeons ces races qui, autrefois, lorsqu’elles étaient livrées à elles-mêmes, se manifestaient en beauté. Par la bigarrure hétéroclite des costumes, nous établissons chez eux un carnaval permanent. Y a-t-il rien de grotesque comme ces drogmans, ces artisans, ces ouvriers levantins qui s’exhibent avec le veston de tussor de nos garçons-coiffeurs, les bottines lacées et les chaussettes des manufactures allemandes, sans abandonner pour cela la culotte turque et le tarbouch musulman ? Et l’aspect hybride de ces rues, où nos bars, nos épiceries, nos magasins de nouveautés, nos cafés-concerts alternent avec des échoppes de ciseleurs arméniens ou persans, des mosquées, des hammams ou des turbés. Quand on a traversé le Mousky, la grande artère commerçante du Caire, toute bariolée d’enseignes cosmopolites, toute grouillante de foules et d’attelages hybrides, comme on regrette le calme, la tonalité discrète et strictement africaine des casbahs algériennes, ou des souks tunisiens, les petites rues ombreuses, aux façades toutes blanches, où se creusent des portes à judas et à ferronneries, entre des jambages et des linteaux de marbre sculpté !

Sans doute, ces outrages à l’esthétique n’émeuvent guère les hautes classes, non plus que le renchérissement de la vie, ou la nécessité d’un labeur plus intense. Leur fortune les met à l’abri de la famine et leur paresse héréditaire s’entretient en d’innombrables sinécures bureaucratiques. Mais elles nourrissent contre l’Européen des griefs non moins précis que ceux de la plèbe. Il y a de quoi, avouons-le. Songeons que les meilleures places, les plus grassement rétribuées sont, en général, dévolues à des ingénieurs, ou à des administrateurs européens : de là une jalousie bien excusable, et qui s’exagère forcément par des raisons patriotiques. Ajoutons les pirateries financières qui s’exercent, en Orient, sur une si splendide échelle, et où les Orientaux n’ont point la plus belle part, et l’on comprendra jusqu’à un certain point la légitimité de leurs revendications. Le pire, à leurs yeux, c’est peut-être l’inégalité juridique, conséquence fatale du régime des Capitulations. J’entends encore Moustafa Kamel s’emporter, avec son habituelle chaleur oratoire, contre ces aventuriers grecs, ou italiens, ces criminels de droit commun qui, grâce à ce régime, bénéficient, en Egypte, d’une extrême indulgence, alors que, dans leur pays d’origine,