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richesse et le bien-être partout où nous passons ; ne sommes-nous point, pour ces peuples esclaves et arriérés, des éducateurs, des émancipateurs ? Et n’est-il pas juste qu’en échange de tant de services, ils nous accordent, avec leur amour et leur reconnaissance, le bénéfice de quelques avantages matériels ?

Ce qu’il y a de sûr, c’est que notre présence envahissante leur est une gêne et une humiliation de tous les instans. Essayons plutôt de nous représenter la perturbation intolérable que produirait, dans notre vie nationale, l’irruption en masse d’étrangers qui s’établiraient à demeure dans nos villes et dans nos campagnes. Les cosmopolites qui séjournent ou qui passent à Paris ne se différencient guère de nous que par la nationalité. En Orient, il y a un abîme entre l’étranger et le naturel du pays. Ils n’ont presque rien de commun, ni la religion, ni l’éducation, ni les mœurs, ni le costume. Ce sont deux peuples séparés autant qu’il est possible, et qui n’aboutissent qu’à se froisser désagréablement, en prenant contact l’un avec l’autre. Au Caire, par exemple, ce contact est de tous les instans, les quartiers étrangers pénétrant de partout les quartiers indigènes. Que dirions-nous si une ville levantine, japonaise ou chinoise se dressait au cœur de Paris ? Et ne comprend-on pas la mauvaise humeur des Turcs qui, en face de Stamboul, voient s’étaler et s’accroître la ville européenne de Péra ?

Je sais bien que les hautes classes orientales tendent de plus en plus à se rapprocher de nous, en adoptant au moins ce qu’il y a de plus extérieur dans nos usages. Mais la masse est restée à peu près telle quelle. Or, c’est pour cette masse surtout que l’invasion européenne est désastreuse et insupportable. D’abord, par l’intrusion de notre activité fébrile (dont la raison, d’ailleurs, leur échappe), nous les arrachons tout d’un coup à leur oisiveté séculaire. Nous condamnons au travail abrutissant de nos usines des gens accoutumés à se laisser vivre, ou qui se satisfaisaient autrefois avec le produit d’un labeur médiocre. Nous les obligeons à économiser leur temps, eux si prodigues des heures, si insoucians de la durée. Nous les contraignons à une exactitude, qu’ils trouvent odieuse et ridicule. Sous prétexte de décence, nous leur imposons notre vêtement si mal approprié aux exigences du climat, nous les forçons à acheter nos étoffes sombres, et nous les affamons par-dessus le marché, nous les expulsons de leurs logis, en faisant renchérir, dans des