Mais, justement, des chrétiens le nient ; il y en a pour qui toute prétendue religion qui n’est pas chrétienne n’a aucune valeur religieuse, et Pascal est à leur tête, lui qui a écrit que le déisme est presque aussi horrible que l’athéisme et que la religion chrétienne ne les abhorre guère moins l’un que l’autre. La connaissance de Dieu, la connaissance de nous-mêmes, la connaissance de la vie et de la mort n’étant possibles que par Jésus-Christ, il en résulte, aux yeux de Pascal et des chrétiens qui le suivent, que toute religion est nulle qui n’a pas Jésus-Christ pour centre, pour principe et pour fin. Cependant le chrétien vulgaire admet la possibilité d’un germe au moins de vrai sentiment religieux chez les païens, chez les juifs, chez les bouddhistes, chez les musulmans, etc. Inversement, ne peut-on pas imaginer, ou plutôt ne voyons-nous pas dans l’histoire et dans la vie courante une forme paradoxale, extravagante, suraiguë de la foi chrétienne, se révélant par des excès et des anomalies qui ruinent la santé du sentiment religieux ? L’élévation de la créature reconnaissante et craintive vers le principe sacré de la vie universelle, et la bienveillance envers les hommes, nos compagnons de misères et de joies : voilà, semble-t-il, le minimum, sinon l’accomplissement de la religion au sens rudimentaire du mot. Mais où est la piété, où est l’humanité de l’ascète, dont la vie présente est rendue hideuse par l’effroi de la damnation éternelle, qui achète le bonheur d’outre-tombe par la souffrance et la privation ici-bas, qui s’interdit les tendres effusions du cœur au sein de sa famille, de peur de « trop donner à la nature, » qui est bon par un calcul égoïste et charitable pour faire son salut ? Les jésuites rendaient le christianisme trop aimable aux gens du monde, et Pascal a eu bien raison de leur en faire un crime ; mais les jansénistes rendaient « Dieu haïssable, » au dire des jésuites, qui vraiment n’avaient pas tout à fait tort de faire à l’ennemi, pour leur défense, cette réponse offensive.
On objectera que le sentiment religieux, pour être maladif, n’en est pas moins réel, et que même il devient d’autant plus apparent ; qu’il ne s’agit ici que d’un fait à constater, et que le fait existe manifestement sous cette forme, si déplaisante qu’elle soit. D’accord ; mais il est juste que nous le reconnaissions en premier lieu sous la forme qu’il a quand elle n’est point contraire à la nature. — Sterne raconte, dans son Voyage sentimental en France, une scène assez belle dont il fut témoin dans