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varient. L’on n’estime pas autant les mêmes choses dans tous les siècles, et l’on n’estime pas toujours les choses qu’il faut. Surtout, il n’y a pas connexité entre la monnaie d’estime et la monnaie d’argent, parce que l’on ne paie pas les choses à proportion du cas que l’on en fait, mais simplement du désir que l’on en a.

La valeur et, si j’ose dire, le commerce des idées écrites à travers les âges en fournit une preuve. Aux temps anciens, l’homme d’épée régnait par la force ; aux temps actuels, l’homme de plume règne par l’opinion. « Un bon cavalier sur un bon cheval est aussi supérieur à lui-même et aux autres qu’on peut l’être en ce monde, » disait un capitaine du XVIe siècle. Un écrivain écouté est bien plus redoutable aujourd’hui pour qui passe à portée de sa plume. Dans un gouvernement d’opinion, les idées qu’il décoche de son cabinet pèsent beaucoup plus sur l’opinion du « plat pays » que l’épée d’un châtelain ne pesait sur les faits dans un gouvernement d’épée. Mais le guerrier pouvait s’annexer des richesses par violence, et l’écrivain ne peut les obtenir que du libre octroi des intérêts. C’est pourquoi sa souveraineté est beaucoup moins lucrative que celle des grands conquérans de jadis ou des grands industriels de nos jours, parce qu’il ne peut prendre autant que les premiers, ni vendre autant que les seconds.

Le gain que procurent les œuvres de l’esprit ne dépend ni de leurs qualités propres, ni du rang qu’elles occupent, ni de l’influence qu’elles possèdent, ni des services qu’elles rendent, mais seulement du nombre de leurs amateurs. Dès lors, il y a d’excellentes raisons pour que la part de chaque auteur dans le salaire global ne corresponde pas à son rang, ni à son effort. Personne ne trouve mauvais qu’une chanson puisse rapporter davantage qu’un dictionnaire, ni même que ce siècle, qui doit tout à la science, ne la paie pas.

L’invention de l’imprimerie, la création des théâtres, celle des journaux, le droit de propriété des auteurs et la connaissance de l’alphabet, sinon le goût de la lecture, répandue parmi les citoyens, font que les successeurs actuels des troubadours, des ménestrels et des jongleurs du XIIIe siècle ressemblent beaucoup moins à leurs devanciers qu’un peintre, un médecin ou un avocat d’aujourd’hui ne ressemble à ceux de naguère. Non que les idées aient eu besoin de papier pour exister, ni que les livres aient attendu l’avènement de la typographie pour se produire ; mais les formes données par l’écrivain aux conceptions de