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son cerveau ont varié beaucoup plus que n’importe quel autre produit de l’activité humaine.

Aussi n’est-il guère aisé de comparer, au point de vue du profit, les chansons de gestes à nos romans-feuilletons, pas plus que les fabliaux à nos vaudevilles, les chroniques de chevalerie à nos livres d’histoire, les trouvères à nos conférenciers, les « chanteresses » à nos femmes de lettres, les « jouglères » à nos artistes dramatiques et les compères de la menestrandie à nos journalistes contemporains. Il n’est aisé de les comparer ni en détail, ni en bloc.

En admettant que nos concitoyens déboursent annuellement par exemple, en achat de papier imprimé et de places de spectacle, deux cents fois plus d’argent que les Français de l’an 1300 ne mettaient à la satisfaction de leurs besoins littéraires ou dramatiques, il ne s’ensuit pas du tout que les auteurs et les acteurs gagnent deux cents fois plus qu’il y a six siècles, d’abord parce qu’ils sont sans doute vingt fois plus nombreux, ensuite parce que les millions qui sortent des poches du public n’entrent dans celles des « fableurs » d’à présent que pour une faible partie ; tandis que les gens de lettres du XIVe siècle encaissaient en personne, comme le médecin reçoit encore le prix de sa visite ou l’avocat celui de sa plaidoirie.

Sur 100 000 francs de journaux payés au numéro ou à l’abonnement, les rédacteurs touchent de 4 000 à 20 000 francs, suivant le tirage de chaque feuille ; sur 100 000 francs de livres vendus, il en revient 10 000 ou 15 000 aux auteurs, et ils touchent 12 000 francs à Paris, et 6 000 francs en province, sur 100 000 francs versés aux théâtres par les spectateurs. Pour « monnayer » son travail, l’homme de lettres actuel doit le faire imprimer ou représenter. Le troubadour interprétait lui-même son œuvre ou l’offrait en manuscrit à un acheteur unique.

La corporation comptait des amateurs et des professionnels, naturellement un plus grand nombre des seconds que des premiers ; bien que les princes n’y manquassent pas, témoin Thibaut de Champagne, Charles d’Anjou, Pierre de Dreux, Raoul de Coucy, Jehan de Brienne et Baudoin II, comte de Guines, incomparable pour dire les fabellas ignobilium. De noble lignée furent aussi Guilhem d’Agoult, gentilhomme de Provence, le chevalier picard Jean de Journy, qui commit maints fabliaux égrillards, et le sire de Beaumanoir, conseiller de saint Louis. Car le célèbre