Page:Revue des Deux Mondes - 1908 - tome 48.djvu/345

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

permettent de croire que la corporation trouvait à vivre et que les privilégiés vivaient décemment : il se voit bien, dans les comptes, des dons de 5 francs à des « musars » de passage, mais il s’en trouve de 40 et 50 francs alloués par la comtesse Mahaut d’Artois[1].

Un ménestrel reçoit à Valenciennes 15 francs, et un autre 20 francs à Conflans ; mais un troisième est payé 100 francs à Paris, celui du Comte de Provence touche 1 000 francs (en 1234), et, la même année, ceux qui « jouèrent » au couronnement de saint Louis, — on ne nous dit pas leur nombre, — furent gratifiés d’une somme de 11 000 francs. Voilà d’étranges disparités ; mais elles ne sont pas plus singulières que celles des articles de journaux actuels qui peuvent être payés tantôt 1000 francs et tantôt cent sous. Pour avoir « joué » à une noce de gala, au XIVe siècle, les ménétriers du Roi et du Duc de Bourgogne recevaient 3 560 francs ; à Paris, à la même époque (1393), pour une noce bourgeoise comportant deux ou trois dîners, on donnait aux ménestrels 240 francs, « plus les cuillers et autres courtoisies. »

Que « jouaient-ils, » ces trouvères, jongleurs, bordeurs, chanteurs ou lecheors, car tous ces mots s’appliquent indistinctement aux mêmes personnages ? Au mariage de Robert, frère de Louis IX, avec Mathilde de Brabant, des ménestrels, aux quatre coins de la salle, « gentiment montés sur des bœufs habillés d’écarlate, » sonnaient et cornaient à chaque service et, au dessert, disaient, chacun à leur tour, chansons, tensons, lais, vers et reprises. Les gens de lettres ne s’exhibent plus en personne devant le public, si ce n’est pour faire des conférences ; — encore ne monteraient-ils pas à cette fin sur des bœufs même habillés d’écarlate. Une démarcation s’est établie entre l’auteur et l’interprète. Le premier n’entend plus être convié pour payer de sa personne. Un de nos grands poètes contemporains, invité pour la première fois chez une dame, qui lui faisait demander en même temps s’il ne consentirait pas à dire quelques sonnets après dîner, répondait narquoisement : « C’est affaire aux comédiens de déclamer mes vers, pour moi cela ne m’arrive qu’entre

  1. Je n’ai pas besoin de rappeler au lecteur que tous les chiffres contenus dans cet article sont établis en francs actuels, d’après la valeur intrinsèque des anciennes monnaies et d’après le pouvoir d’achat de l’or et de l’argent autrefois et de nos jours.