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devient très intéressant ; car les points faibles d’un homme cessent d’être simplement désagréables, quand on les retrouve dans un grand nombre d’autres esprits de même formation. Un papillon qui aurait une aile trop courte serait un invalide de médiocre intérêt ; mais il deviendrait singulièrement digne d’attention si l’on découvrait que, dans une région quelconque de la terre diverse, toute une variété de lépidoptères a si l’on peut s’exprimer ainsi, le vol boiteux. Or, c’est tout à fait l’impression qu’on a des poètes d’Amérique. Ils ont une inspiration haute, large, vigoureuse, une belle audace, une gravité parfois âpre, dépourvue de toute mesquinerie et de toute bassesse ; un sentiment d’une grande fraîcheur, un idéalisme enfin d’une qualité rare ; mais l’aile de la forme qui devait égaler l’aile de la pensée, est généralement plus ou moins atrophiée.

Je me hâte de nommer celui qui est une exception à ce caractère commun : Longfellow. Il sut, lui, ce qu’est la mélodie ; il le sut même si bien qu’il en oublia parfois le reste, qui est d’avoir des idées, grandes si possible, et sinon neuves, du moins renouvelées. On imagine qu’il dut être un esprit souple, influençable, d’humeur sereine et joyeuse ; que, s’il fut en toute certitude un poète, il fut aussi un esprit assimilateur ; et que ses dons poétiques : l’abondance limpide du chant et le charme de l’expression, n’auraient pas suffi à produire tant de vers agréables, s’il n’y avait ajouté l’entraînement sans cesse renouvelé d’une culture exceptionnelle.

A quelle plus grande hauteur les vers rugueux d’Emerson nous transportent ! Quelle lumière pure et quels reflets de lumière les mots martelés par lui répandent sur les choses qu’il contemple ! Sa poésie avec ses élans superbes, est bien de la nature de celle que Ronsard comparait à « ces feux jaillissans…


… Jetant de toutes parts
Par l’obscur de la nuit de grands rayons épais.


Malheureusement, chez Emerson, ce ne sont que des éclairs ; la grande inspiration s’enfuit soudain, et brusquement la pénombre se reforme, en attendant une lueur nouvelle. Mais, même en dehors de cette inégalité d’inspiration et de ce caractère heurté de l’expression, Emerson est-il vraiment un poète ? Ne continue-t-il pas à être dans ses vers ce qu’il est avant tout : un génial et noble penseur ? S’il eut le besoin et le désir des vers,