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c’est parce qu’il savait qu’en cette forme plus parfaite et plus haute se cristalliserait plus purement sa pensée : mais la recherche de leur beauté, la plastique des vers n’existe pas chez lui, et on ne croirait pas qu’il l’eût soupçonnée si l’on ne savait quelles belles et pénétrantes choses il a écrites de la poésie. Il eut pour elle une sorte de culte et de vénération ; il lui confia le soin de porter les fruits les plus beaux de son intelligence, et le rythme doubla parfois de son essor l’essor de son génie. Mais la poésie veut avant tout être aimée. Et dédaigneuse de servir même les desseins de la pensée, elle se prêta à celui qui la maniait de ses mains rudes, pieuses pourtant, sans lui abandonner tout son charme et toute sa grâce.

Elle ne les abandonna pas davantage aux poètes d’un génie moins haut mais d’une jolie ou vigoureuse imagination qui, en même temps qu’Emerson ou après lui, tentèrent de l’étreindre : le grave et sobre Bryant, si réellement poète, si sensible à la beauté sous ses apparences froides, mais si raidi dans son moule poétique ; et chez qui j’ai reconnu parfois un des vrais ancêtres de M. van Dyke par sa façon d’aimer les arbres, de comprendre les êtres humbles de la nature, et de penser à ses fins dernières en regardant une gentiane frangée ; Whittier, ardent et populaire ; Lowell, plus raffiné, d’imagination élégante et d’esprit élevé ; Walt Whitman enfin, le dernier venu, et qui entra dans ce cénacle en bouleversant tout. Whitman était sans doute un poète « génial, » primitif et instinctif, chez qui la veine poétique était vierge, et peut-être celui des poètes d’Amérique qui avait reçu le plus large don de lyrisme. Mais Whitman voulant être à tout prix personnel, le fut agressivement, sans contrôle et sans frein. Rebelle par système encore plus que par instinct, il modela ses vers à la ressemblance de son esprit volontairement disloqué. Aussi, chez lui encore, la poésie n’habite pas toujours : présente en quelques admirables odes, elle le délaissa souvent ; car elle ne peut exister sans la mesure qui est sa force, et ceux qui veulent élargir ses clôtures la laissent s’enfuir. Whitman les brisa d’une main orgueilleuse ; il détendit le rythme en mouvement, ne connut que quelques-unes des richesses de la sonorité, celles qui appartiennent à la parole plutôt qu’au chant, et bien qu’il cherchât le résultat contraire, sa poésie si colorée, si jaillissante et si chaude perdit en profondeur ce qu’elle gagnait en amplitude désordonnée.