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appesantit les âmes. Et s’ajoutant à cette raison, pour expliquer que, dans cette période de 1840 où quelques beaux écrivains se levèrent, très personnels et fort civilisés, il ne se soit pas levé de poète égal, une seconde cause intervient peut-être.

Ce peuple parle une langue qui n’est pas la sienne. Non seulement les différentes populations des Etats-Unis s’expriment par un même langage, alors que les habitans du Nord et du Sud, de la Nouvelle-Angleterre et de la Californie sont si dissemblables ; non seulement les élémens yankees, allemands, Scandinaves, hollandais et italiens parlent tous anglais ; mais le peuple américain, en tant qu’être nouveau, s’exprime dans une vieille langue qu’il a trouvée toute faite. Sa mentalité neuve se revêt des signes que la mentalité britannique si différente a fabriqués pour son usage. Cependant une langue n’est pas un élément passif et de formation artificielle : c’est une chose vivante, tout imprégnée de la vie d’une nation, de ses habitudes de pensée ; elle est lentement façonnée par ce qu’il y a de plus caractéristique dans une race ; chaque siècle la modifie et chaque tendance profonde la plie à son idéal nouveau. Il n’est pas de peuple si petit qui, abandonné à lui-même et prenant conscience d’une âme nationale, n’ait modifié son langage pour le rendre plus semblable à lui-même. Or, — mettant ici la prose à peu près hors de question, car plus que la poésie elle est un vêtement, — je me demande si dans les vers, créés par deux puissances qui doivent être aussi intérieures l’une que l’autre, il ne pourrait pas y avoir parfois un mystérieux désaccord entre elles. Là, le langage joue un rôle instinctif, impérieux, et doit correspondre aux formes les plus primitives du rêve et du sentiment. Les poètes américains, plus différens sans doute des Anglais par leur terre et par leur vie que les poètes d’Irlande ou d’Ecosse, ont pu trouver là, sans même en avoir conscience, un obstacle à la perfection de leur lyrisme, les mois ne jaillissant pas des sources où se forma leur tempérament ; et vraiment, l’on est un peu tenté de plaindre ce peuple si fier de sa vitalité dont le libre génie n’a pas une voix à lui pour chanter son âme nouvelle…

Le problème est peut-être illusoire, et il se peut qu’un grand poète le démontre magnifiquement demain. En tout cas, je n’ai pas la prétention d’en chercher la solution. Dans la pratique d’ailleurs, elle se trouve dans l’étude acharnée et attentive des vers anglais : rien n’est plus contagieux que la poésie. J’ai voulu