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es assuré de ne pas mourir de faim tant que je pourrai exister. Mais, pour gagner de l’argent, j’ose affirmer que cela est presque impossible, et j’en ai malheureusement l’expérience dans beaucoup de Français qui sont arrivés ici depuis peu et entre autres Rapatel[1]qui a déjà fait beaucoup d’essais malheureux.

« On ne peut rien faire ici sans savoir bien la langue du pays et sans être citoyen américain : ceci s’acquiert par cinq ans d’habitation et on ne peut guère apprendre la langue en moins de trois ans. Tout le monde ici fait des affaires ; dans le temps de la prospérité du commerce, la moitié s’enrichissait par des spéculations hardies ou par les banqueroutes. Les entraves que le commerce éprouve actuellement de la part des puissances belligérantes le réduit des trois quarts ; juge de la concurrence et du désavantage des étrangers ; tous les états mécaniques réussissent ; mais le temps des spéculations est passé. Si tu viens ici sans de l’argent, tu n’en pourras pas perdre ; mais, si tu en portes avec toi, il sera bientôt dépensé, d’autant que ce pays est le plus cher du monde.

« Tu m’as demandé la vérité et je te la devais ; d’après cela, tu feras ce que tu jugeras convenable et, si tu te décides à venir, je te recevrai avec toute l’amitié que j’ai pour toi. »


Ces confidences en disent trop sur la manière de vivre de Moreau, sur les dispositions de son âme, sur l’indifférence où semblent le laisser les événemens qui se déroulent en Europe, pour qu’il soit nécessaire d’en multiplier les citations. On y chercherait en vain la trace d’une irritation contre Bonaparte, la preuve d’un désir de vengeance, le dessein de revenir sur le vieux continent et d’y reprendre un rôle ; elles sont celles d’un homme résigné à son sort. Pour qu’il se transforme tout à coup, pour qu’il s’abandonne au mouvement le plus inattendu, le plus attentatoire à sa renommée jusque-là sans tache, il a fallu des circonstances accidentelles dont, à l’improviste, il a subi l’influence.

Au mois de mai 1812, l’état de sa femme, qui depuis longtemps l’inquiétait, parut s’aggraver. Le malaise dont elle était atteinte tenait à des causes physiques et à des causes morales. Le climat d’Amérique avait altéré sa santé et contribué à lui

  1. Son ancien aide de camp, le colonel Rapatel venu, peu de temps après lui, en Amérique, d’où il partit, en 1812, pour entrer au service de la Russie.