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dans un voyage au pays de l’au-delà. La Divine Comédie de Dante n’est que l’expression géniale de ce genre de littérature mystique. Donc M. France suppose que le moine Marbode, ayant rencontré Virgile aux Enfers, lui prend une interview. Est-il vrai que le poète ait été sollicité d’entrer dans le paradis des chrétiens ? Virgile en convient ; et qu’il a refusé, parce que la morale chrétienne le révoltait. « Craindre le plaisir et fuir la volupté m’eût paru le plus abject outrage qu’on pût faire à la nature. On m’assure que, durant leur vie, certains parmi les élus de ton dieu s’abstenaient de nourriture et fuyaient les femmes par amour de la privation, et s’exposaient volontairement à d’inutiles souffrances. Je craindrais de rencontrer ces criminels dont la frénésie me fait horreur. » Est-il vrai que Virgile ait, dans la suite des temps, reçu la visite d’un poète florentin, qui l’a salué comme son maître ? Cela est vrai ; mais Virgile a refusé d’avouer un tel disciple. « Il témoignait, hélas ! par sa rudesse et son ignorance du triomphe de la barbarie… Il récitait gravement des fables qui, de mon temps, à Rome, eussent fait rire les petits enfans qui ne payent pas encore pour aller au bain… » C’est là que je serais tenté de chercher la pensée vraie de l’auteur de l’Ile des Pingouins. La sagesse de M. France est la sagesse antique. Ennemi de la contrainte morale, il n’a cependant pas pour la Nature l’adoration grossière d’un Diderot. Artiste, il exècre notre époque utilitaire. Aristocrate jusqu’au bout des ongles, il répugne aussi bien à une religion qui consacre l’éminente dignité des petits, et à un état social qui admet la toute-puissance du nombre. Son rêve est celui d’un païen. Il aurait voulu arrêter la marche du monde aux temps virgiliens : l’humanité depuis lors n’a fait que dégénérer. C’est une opinion, et qui n’étonne pas venant du plus subtil des lettrés d’aujourd’hui. Seulement on ne retourne pas en arrière. Le christianisme a façonné nos âmes ; nos fils auront leur place dans un monde métamorphosé par l’industrie. Il faut vivre. Et les hommes n’ont guère coutume de reconnaître la parole de vie dans un langage nuancé de dédain.


RENE DOUMIC.