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Qu’est-ce qu’une nation ? Ce n’est ni une race, mot avec lequel on empoisonne aujourd’hui tous les problèmes politiques[1], ni une langue, puisqu’il y a des nations où l’on parle plusieurs langues, et plusieurs pays où l’on parle une même langue et qui ne forment pas une même nation, ni une association d’intérêts, car une union douanière n’est pas une patrie. Une nation, on la dit, est « un principe spirituel » résultant des longues épreuves de l’histoire, une conscience morale formée par les sacrifices qu’exige l’abdication de l’individu au profit d’une communauté, un capital social accumulé lentement pendant des siècles. Dénationaliser est une entreprise intellectuelle. L’affinité élective est le facteur essentiel de l’assimilation d’un peuple. Les lois d’exception, ayant un caractère éminemment pédagogique, créent des mœurs rebelles aux fins qu’elles se proposent d’atteindre. On a voulu contraindre ce tronçon de peuple, annexé depuis cent trente-six ans, « à avoir le cœur allemand ; » il bat plus fort sous l’afflux des sentimens polonais.

Un cri singulier et suggestif domine ce conflit d’opinion auquel donna lieu en Allemagne la loi d’expropriation : « Moins de Bismarck et plus de Schiller[2] ! » Cette méthode de germanisation, proposée par un professeur de droit, restitue à la question polonaise son véritable sens ; elle est d’ordre « spirituel » et sa solution ne dépend ni de l’argent ni des armes. On tentera vainement de refouler hors de ce coin de terre des pensées et des sentimens incoercibles. La compression créera le danger. Cette lutte de nationalités entre Prussiens et Polonais ne fut longtemps qu’un point douloureux dans la passivité de l’immense corps slave. Sous le choc d’événemens récens et sous la poussée d’aspirations nouvelles, le sang de la race circule, des bords de la Neva à l’embouchure du Vardar, par-dessus les frontières qui séparent cent millions d’hommes, et cherche son centre de vie. Joseph de Maistre disait : « Si l’on enterrait un désir slave sous une forteresse, il la ferait sauter. »


H. MOYSSET.

  1. Professeur Harnack, Neue Fraie Presse, N° de Noël, 1907.
  2. Dr Walther Schücking : Das Nationaliätenproblem, Dresde, 1908, p. 79.